Chicago et la conquête de l’Ouest sauvage par l’agriculture

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Dans Chicago, Métropole de la Nature, l’historien de l’environnement William Cronon raconte comment le développement de la ville de Chicago au 19ème siècle a entraîné des bouleversements majeurs des écosystèmes de l’Ouest américain.

Le 21 août dernier est parue la traduction française d’un best-seller américain publié en… 1991 ! Lauréat du prix Pulitzer histoire, Chicago Métropole de la Nature est salué dès sa parution comme un ouvrage fondateur pour l’histoire environnementale. Ce champ de recherche, qui se développe alors depuis une dizaine d’années, ambitionne d’intégrer « les acteurs non-humains dans les intrigues [de l’histoire] ». L’importance de Chicago Métropole de la Nature est telle que l’ouvrage est cité par de nombreux auteurs français dans le domaine universitaire (L’événement anthropocène, 2014), mais aussi par des écrivains militants écologistes. Dans Etre forêts (2018), Jean-Baptiste Vidalou utilise l’histoire des marchés du blé et du bois à Chicago, décrite dans Métropole de la Nature, pour dénoncer « la pure mise en chiffre du vivant » par le capitalisme.

La transformation du blé en marchandise

Alors, qu’y a-t-il de si révolutionnaire dans Métropole de la Nature ? Son auteur, William Cronon, montre que Chicago se développe fortement dans la deuxième moitié du 19ème siècle car elle sert de point de passage obligé pour (au-moins) trois marchandises : le blé, le bois et la viande. Reliée par le rail et par les canaux aux métropoles de la côte Est des Etats-Unis où se trouvent les consommateurs, elle est aussi le terminus d’un réseau ferré qui irrigue les grandes plaines du Middle West. Sans Chicago et son réseau ferré, les agriculteurs qui tentèrent l’aventure de l’installation, dans un Ouest dont les Indiens venaient d’être expulsés, n’auraient pas pu accéder au marché. Mais le développement du commerce de grains à longue distance permis par Chicago n’aurait pas été possible sans un certain nombre d’innovations qui vont changer les représentations mentales du blé. Lorsque les paysans transportaient eux-mêmes leurs sacs de blé à la ville dans leurs charrettes, chaque sac de blé était unique : il provenait d’une ferme, avait été cultivé par un agriculteur identifié, et chaque sac faisait l’objet d’un marchandage pour établir sa valeur. Les choses changent avec le transport par rail : pour réduire les coûts, les grains de tous les producteurs sont mélangés dans le même wagon. Désormais, chaque agriculteur recevra un reçu, établissant la quantité et la qualité du blé qu’il a fourni. Le producteur reste propriétaire de son blé. En réalité, il reste propriétaire d’une fiction : son reçu en main, il peut se présenter au silo de stockage à Chicago et récupérer une quantité équivalente au blé qu’il y a déposé. Il peut aussi vendre son reçu, au prix de son choix. Apparemment une innovation purement pratique, le système des reçus va avoir des conséquences importantes : en achetant et en vendant des reçus, on peut désormais faire du commerce, ou de la spéculation, « sans qu’un seul grain de blé ne bouge, même d’un pouce ». Et c’est ainsi que va naitre le marché à terme de Chicago : une bourse où vont s’acheter et se revendre les reçus, entre traders spéculant à la hause et traders spéculant à la baisse sur le prix du blé. Pour Cronon, ce système « transforme une des plus vielles nourriture humaine, masquant son origine physique et la déplaçant dans le monde symbolique du capitalisme ».

A la bourse au blé de Chicago, en 1920

La destruction de la prairie et de la forêt

Les conséquences écologiques de ces transformations symboliques vont se faire sentir. Il est désormais possible de produire du blé à plusieurs milliers de kilomètres des consommateurs. Dans le Wisconsin, le Minnesota, l’Iowa : partout la prairie recule devant des agriculteurs qui prennent leurs décisions en fonction des fluctuations du marché. Les graminées indigènes, la little bluestem, le barbon de Gerard, se trouvent repoussées aux marges de leur région d’origine. Mais la prairie est dépourvue d’arbres. Or en ces temps qui précèdent l’invention du barbelé, il faut du bois, beaucoup de bois, pour construire les clôtures qui entourent les champs (et pour les traverses du chemin de fer). Ça tombe bien : au nord de Chicago, accessibles facilement par voie d’eau, se trouvent de grandes forêts. Arrivé à Chicago, découpé en planches, le bois embarque sur les trains, qui sinon partiraient à vide chercher le grain. Là encore, les conséquences écologiques ne se font pas attendre : à la fin du 19ème siècle, les journaux peuvent écrire que « la fin de l’accès au bois de pin blanc et de pin de Norvège, que l’on avait cru inépuisable, est bien proche ». L’érosion faisant le reste, de vastes étendues du Michigan et du Wisconsin restent nues et abandonnées.

Flottage du bois dans le Minnesota, dans les années 1870

Le même processus se répète pour la viande après l’invention du wagon réfrigéré, qui permet de transporter la viande sur de longues distances. Encore plus à l’ouest que la zone céréalière, dans les hautes plaines arides, l’extermination du bison permet le développement de l’élevage bovin, au prix de bouleversement majeurs de la composition floristique des prairies. Ici encore, le nœud ferroviaire et les abattoirs de Chicago permettront à la viande de l’Ouest d’atteindre les consommateurs new-yorkais. Pour Cronon, ces trois exemples montrent que c’est la capacité du capitalisme à mettre en connexion différents écosystèmes au sein d’un même marché, sa capacité à transformer des produits « naturels » en marchandises, qui expliquent les transformations radicales des écosystèmes de l’Ouest américain.

Un abattoir à Chicago, en 1908

Pour le lecteur de 2019, le rôle de la ville et du capitalisme dans les bouleversements environnementaux est peut-être moins surprenant que pour le lecteur de 1991. Mais Cronon fait preuve d’un véritable talent de raconteur. Sous sa plume revivent témoins et acteurs de ces transformations : Mable Treseder, la jeune fille de 18 ans fascinée par sa visite à Chicago ; Freeland Gardner, le marchand de bois ruiné ; John Lyon, le tradeur du marché au blé. La riche iconographie du livre ne gâche rien, illustrant en photos comme en peintures les abattoirs ou le bûcheronnage. Et parmi les questions abordées qui restent d’actualité, la transformation d’éléments naturels en marchandises reste une question brûlante de notre époque.