Néonicotinoïdes sur betteraves : fallait-il les ré-autoriser ?

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Le gouvernement vient de réautoriser l’usage des insecticides néonicotinoïdes en betterave pour répondre à la demande de la filière sucrière, confrontée à une attaque inédite de pucerons dégradant dangereusement les cultures. Ce « retour en arrière » était-il évitable et quelles sont les alternatives dont disposent les agriculteurs et agricultrices ?
Plant de betterave (Photo : Pixabay)

Depuis plusieurs semaines déjà, les betteraves sucrières du nord et du centre de la France ont une teinte jaune qui inquiète toute la filière. La cause : un puceron, Myzus persicae, qui transporte des virus à l’origine de maladies appelées  « jaunisses » (dont il existe différents types, de gravité plus ou moins importante). Ce puceron pique les feuilles qui deviennent alors jaunes, là où elles sont habituellement vertes. Du fait d’un hiver doux et d’un printemps chaud, le puceron a particulièrement pullulé cette année sur une culture qui y est très sensible de base. Selon l’Institut Technique de la Betterave (ITB), les symptômes de jaunisse étaient, au 21 août, visibles sur 80% des surfaces au sud du bassin parisien, zone la plus touchée. A ces endroits, la perte de rendement est estimée à 40%, ce qui est considérable pour les agriculteurs pour qui la betterave est souvent une culture très importante économiquement.

Néonicotinoïdes : entre protection des plantes et impacts environnementaux

Jusqu’à présent, les dégâts de la jaunisse étaient maîtrisés par l’utilisation de semences enrobées d’insecticides : les néonicotinoïdes. Dans le détail, la graine de betterave est entourée d’une couche d’argile, d’une autre de néonicotinoïdes et d’un pelliculage qui englobe le tout. Ainsi, la plante est protégée contre les pucerons dès sa germination. De la famille de la nicotine, les néonicotinoïdes s’attaquent au système nerveux des insectes et tirent leur grande efficacité de leur caractère « systémique » : ils se diffusent dans tous les organes de la plante. Sauf que, comme nous l’avons détaillé dans un article récent,  les néonicotinoïdes posent des problèmes environnementaux. Ils peuvent se diffuser aisément dans l’environnement (via le vent ou les poussières du sol) et ils y restent parfois pour longtemps car leur durée de dégradation peut être longue, allant de quelques semaines à plusieurs années. Au final, on retrouve donc des néonicotinoïdes dans pas mal d’endroits : les eaux, les bordures de parcelle, les sols…. La betterave est pour autant loin d’être l’unique responsable : les néonicotinoïdes étaient jusque récemment utilisés dans de nombreuses cultures, maïs en tête. Il faut également préciser que la betterave sucrière ne produit pas de fleurs en culture et donc qu’elle n’attire pas d’insectes pollinisateurs qui pourraient alors ingérer des néonicotinoïdes par le butinage. Cela limite sans doute ses impacts sur l’environnement par rapport à d’autres cultures, sans les annuler complètement. En outre, l’usage des néonicotinoïdes (pas uniquement sur betterave), est loin d’être le seul facteur responsable de la mortalité des abeilles. Comme souvent, c’est complexe et multifactoriel. En France, les causes de la surmortalité des abeilles font l’objet d’un suivi par le Ministère de l’Agriculture, dont les résultats concordent avec la littérature scientifique. La première cause de surmortalité identifiée est le fait de pathogènes comme le varroa, un acarien parasite de l’abeille domestique. Les autres causes identifiées sont, en vrac, le manque de nourriture des abeilles, l’intoxication aux pesticides et même les mauvaises pratiques apicoles (14% des cas). Les coupables sont donc nombreux et leur mélange crée un cocktail détonnant.

Dégâts de jaunisse dans un champ de betterave (Photo : ITB)

Pas de produits miracles alternatifs (pour le moment)

Revenons à nos betteraves. En constatant les dégâts de la jaunisse de l’année, les représentant-e-s de la filière sucrière ont demandé une ré-autorisation des néonicotinoïdes, considérant qu’ils étaient là dans une impasse technique. Ce que le gouvernement a accepté en permettant une dérogation pour les betteravier-e-s, ré-autorisant les semences enrobées jusqu’en 2023. Les mouvements écologistes se sont empressés de critiquer la décision, arguant qu’il existait d’autres solutions pour lutter contre les pucerons. Avant d’explorer ces autres solutions, il faut bien avoir en tête que le « succès » des néonicotinoïdes s’explique par leur très grande efficacité. D’après l’ITB, il n’existe actuellement pas de produits aussi performants contre la jaunisse sur le marché. Néanmoins, pour gérer le problème dans l’immédiat, les agriculteurs utilisent d’autres produits phytosanitaires. Ces derniers sont alors épandus sur la culture déjà en terre et non enrobés autour des semences, ce qui peut nécessiter plusieurs passages dans l’année selon la pression en pucerons. Ces passages répétés représentent un coût plus important pour l’agriculteur et un risque environnemental à prendre en compte. Ils se décident par un suivi précis des symptômes sur les cultures et l’observatoire des pucerons, mis en place par l’ITB. L’objectif est de sortir le pulvérisateur au bon moment et uniquement en cas de besoin. Dans l’immédiat, on remplace donc des insecticides par d’autres, sans certitude d’une moindre innocuité environnementale. Mais cela pourrait changer : des produits naturels (champignons, argiles, huiles essentielles) sont expérimentés. Ils représentent des pistes prometteuses pour certains (notamment un champignon dénommé Lecanicillium muscarium), même si leur efficacité est, semble-t-il, moindre que celle de leurs homologues chimiques et qu’ils nécessitent des applications plus fréquentes dans les parcelles. Les recherches ont donc besoin d’être poursuivies plusieurs années avant que l’usage de ces produits soit autorisé sur les betteraves et pour qu’on soit en mesure d’évaluer leurs effets potentiels sur l’environnement, qui peuvent exister même s’ils sont naturels. Il faudra aussi évaluer l’impact économique de leur utilisation pour les agriculteurs.

Les espoirs de la génétique

La planche de salut viendra-t-elle de la génétique ? Peut-être, si l’on en croit les recherches actuelles.  En effet, différentes variétés de betteraves existent et chacune est plus ou moins sensible aux virus de la jaunisse. Là encore, des essais sont en cours. Mais il faudra encore patienter un peu : développer une variété résistante prendra au minimum 5 ans, le temps de faire tous les tests nécessaires et de s’assurer de ses performances. Les betteravier-e-s bio qui, pour le moment, ne sont pas nombreux, comptent aussi sur la génétique  car comme le précise Pierre Lesage, responsable de recherche chez Cristal Union, coopérative sucrière française : « Contre les pucerons vecteurs de la jaunisse, il n’y a pas de solutions pour le moment » . Précisons à ce sujet que, contrairement à ce qui a pu être affirmé sur les réseaux sociaux et dans la presse, les parcelles bio ne sont pas nécessairement moins touchées par la jaunisse que leurs homologues conventionnelles.

La biodiversité en ligne de mire

Faudra-t-il, pour lutter contre le puceron, changer complètement de modèle agricole ? Remettre des arbres, des haies et des plantes associées capables d’accueillir des prédateurs naturels des pucerons ? Oui, très certainement. Mais pour limiter les dégâts, il faut que ces prédateurs n’arrivent pas trop longtemps après le développement des populations de pucerons. Des essais sont menés en Belgique en ce sens, et consistent à associer des légumineuses (en l’occurrence de la féverole) à la betterave. Là où cette plante compagne est présente, il semblerait que la présence de pucerons soit moindre. Là encore, nous manquons de références et plusieurs années de recherche sont nécessaires pour mettre au point des nouvelles manières de produire dans lesquelles le puceron ne sera pas éradiqué, mais toléré en minorant sa prolifération.

Une interdiction précipitée ?

Une interdiction des néonicotinoïdes sans solution de remplacement immédiate risquait de déstabiliser une filière déjà fragilisée par la fin des quotas de production, et confrontée à d’importantes difficultés économiques. Le « retour en arrière » du gouvernement a donc permis de répondre à l’urgence, qui n’avait pas été anticipée : comment éviter trop de dégâts économiques et sociaux dans la filière sucrière française ? Cet évènement est l’illustration parfaite qu’une décision, aussi bien intentionnée soit-elle, doit être mesurée, discutée et anticipée pour en favoriser la réussite.  Vu de loin, alors qu’il y a réellement une impasse technique de court terme, la ré-autorisation des néonicotinoïdes sur betterave ne sera comprise, une fois de plus, que comme une preuve de l’action de lobbys agro-alimentaires. Pour les politiques, comme pour les agriculteurs et agricultrices, l’image est désastreuse. L’ensemble des potentielles solutions évoquées  – nouvelles variétés, plantes associées, haies…  – nécessiteront du temps et des moyens pour être mises au point et déployées sur le terrain. Et les agriculteurs et agricultrices devront être accompagnées et soutenues dans cette nécessaire transformation. Mais c’est peut-être par-là que la logique agronomique aurait voulu que l’on commence : développer les nouveaux modèles permettant de supprimer progressivement les néonicotinoïdes, culture par culture. Avec efficacité et sans polémiques inutiles.