Faut-il interdire les serres chauffées en bio en France ? Le débat fait actuellement rage au sein des institutions agricoles nationales. D’un côté, les partisans de cette pratique, dont l’APCA (Assemblée Permanente des Chambres d’Agriculture), arguent que rien dans le cahier des charges de l’agriculture biologique ne l’interdit. En effet, le règlement bio est essentiellement coercitif sur l’utilisation des produits phytosanitaires de synthèse et des engrais minéraux, mais il n’interdit pas la production de légumes sous serres chauffées. Pour ses défenseurs, interdire cette pratique en France alors qu’elle est autorisée dans les autres pays de l’Union européenne reviendrait à créer une distorsion de concurrence de plus.
De l’autre côté, nombre d’organisations agricoles, FNAB (Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique) en tête, prônent l’interdiction de la pratique. Une pétition lancée à leur initiative le 29 mai a déjà recueilli plus de 65 000 signatures. Pour eux, la production de tomates ou concombres bio sous serres chauffées est d’abord une aberration écologique encourageant la consommation de produits hors-saison. Cette consommation est selon eux incompatible avec la philosophie de la bio qui, dans son cahier des charges, impose le « respect des cycles naturels » et une « utilisation responsable de l’énergie ». D’après l’ADEME (Agence de l’Environnement pour la Maîtrise de l’Energie), une tomate produite en France hors saison, donc sous serre chauffée, émet 6,5 fois plus de gaz à effet de serre qu’une tomate produite en saison. Pire encore, cette même tomate produite hors saison en France a un bilan 3,5 fois plus catastrophique en termes de gaz à effet de serre qu’une tomate de saison importée d’Espagne. La raison : 80% des serres chauffées le sont avec des carburants fossiles, tels que le gaz ou le fioul.
La bio, victime de son succès ?
Si ce débat apparaît maintenant, c’est qu’il est le symptôme de ce à quoi est confronté la bio : son changement d’échelle. Il y a dix ou quinze ans, la question ne se posait pas. Les consommateurs, moins nombreux, venaient chercher dans la bio des valeurs que les distributeurs leur offraient. Fin 2018, le contexte est tout autre : le marché national des produits bio culmine à près de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, contre moins de 4 milliards en 2011. La grande distribution représente à elle seule la moitié de ce marché. Face à cela, la production française a encore du mal à suivre. Même si elle se renforce, un tiers des produits bio consommés en France sont importés, dont près de 60% des fruits et plus de 30% des légumes. Bien qu’il y ait parmi ces importations des denrées impossibles à produire sur notre territoire, la bio française fait face à une pression considérable pour augmenter ses volumes de production et répondre à une demande toujours grandissante. Au fond, le débat sur les serres chauffées illustre deux visions du développement de la bio. Une première, essentiellement économique, où la bio est traitée comme un marché auquel il faut répondre. La production de fruits et légumes sous serres chauffées en est alors un moyen et permet de s’adresser à de nouveaux consommateurs. La bio, forte d’une très bonne image de marque, se suffit à elle-même et rassure les consommateurs sur leur alimentation et leur environnement. La deuxième vision, qui s’oppose aux serres chauffées, prône la vigilance sur le développement de la bio : celle-ci doit alors se faire dans le respect de principes environnementaux, sociaux ou économiques qui vont bien au-delà du cahier des charges. Maîtriser les consommations d’énergie sur les exploitations agricoles, produire de saison, être attentif aux haies, aux arbres ou aux sols, favoriser le lien entre producteurs et consommateurs sont autant d’éléments pour lesquelles il n’existe pas dans la réglementation bio de réelles mesures coercitives mais seulement l’énonciation de grands principes. Ces éléments sont en revanche très majoritairement présents dans les fermes pratiquant cette agriculture et expliquent une partie non négligeable de la plus-value environnementale de la bio.
La bio ne se suffit pas à elle-même
Ce décalage entre le cahier des charges de la bio et la réalité plus complexe et plus aboutie des pratiques actuelles peut être un piège à l’avenir. Il n’existe pas suffisamment de garde-fous contre le développement à l’avenir d’une « bio à minima » par des agriculteurs pressés par la demande et tentés de produire beaucoup à moindre frais. Si cette approche « réductionniste » de la bio, limitée à son seul cahier des charges, assure un minimum de bienfaits environnementaux par la non-utilisation de produits phytosanitaires de synthèse et d’engrais minéraux, elle n’en garantit pas la durabilité à long terme. D’autres agricultures, ne s’interdisant pas un peu de chimie, comme l’agroforesterie ou l’agriculture de conservation, peuvent offrir tout autant de services écologiques par la reconstitution d’environnements agro-paysagers complexes. Ainsi, le niveau de biodiversité en moyenne de 30% supérieur dans les exploitations bio par rapport aux conventionnelles, provient d’abord d’une plus grande présence de haies, d’arbres et de prairies. De la même manière, rien ne régule dans la réglementation bio le recours au travail du sol ou au labour. On a là tout le paradoxe de cette agriculture : la santé du sol est primordiale pour faire fonctionner le système mais le cahier des charges est peu coercitif sur ce point. Quid de la durabilité en bio, si rien ne vient contrecarrer à minima les risques potentiels de travail intensif du sol ? Autoriser des pratiques qui iraient dans le sens d’une fragilisation des performances écologiques de la bio reviendrait à lui tirer une balle dans le pied. Il y a bien un enjeu à renforcer les manquements de la réglementation bio.
Le défi de la cohérence
Mais avant de rehausser le cahier des charges de la bio pour la rendre encore plus vertueuse, il conviendrait de ne pas le simplifier, alors même que l’ensemble des agricultures se complexifie et gagne en performances environnementales. Par ailleurs, que comprendraient à terme des consommateurs toujours plus attentifs à leur alimentation si l’on vient leur expliquer qu’une tomate peut être bio mais pas de saison et avec un bilan environnemental catastrophique ? L’élargissement des réflexions au-delà du cahier des charges, en prenant en compte les nouvelles attentes sociétales et environnementales, ne peut que renforcer à long terme la bio française, voire européenne, et la différencier qualitativement des importations. Le plus urgent des défis techniques de la bio est désormais celui du respect de sa cohérence dans un contexte d’explosion de la consommation. Une vision du bio se réduisant uniquement à un marché auquel il faut répondre risque à termes de fragiliser économiquement l’ensemble des acteurs engagés dans cette filière. Les espoirs envers le bio ont mis la barre très haute. Y répondre demandera du temps, des moyens et une pleine collaboration entre diverses formes d’agricultures bio et non bio.