De multiples interrogations traversent aujourd’hui une partie de la société quant au bien-fondé de l’élevage. Les vidéos alarmantes de L214 ont mis en lumière des conditions insupportables d’élevage et d’abattage des animaux. Par ailleurs, les arguments s’accumulent contre une consommation excessive de viande, d’autant plus si elle est produite sans pâturage et à base de céréales ou soja, souvent importés. En cause : des émissions de gaz à effet de serre importantes, une surconsommation des surfaces agricoles et des impacts sur la santé de l’être humain. Ajoutons à cela des considérations philosophiques et morales de tout temps : de quel droit l’être humain exploite-t-il des animaux pour se déplacer, travailler, se nourrir ou se vêtir ? A cette question, les partisans du véganisme répondent qu’il s’agit de pratiques immorales et par conséquent qu’il faudrait in fine abolir l’exploitation animale que constitue l’élevage. Si évidemment la question est incroyablement complexe et les manières de l’aborder diverses, c’est par l’agronomie que nous allons tenter de l’éclairer. L’abolition de l’élevage que proposent les véganes n’est rien de moins qu’une révolution agricole inédite. Depuis maintenant 8 500 ans, les êtres humains élèvent des animaux et cultivent des plantes, les uns rendant des services pour les autres. D’où ce questionnement pressant : à l’heure où s’impose la nécessité de rendre les pratiques agricoles plus vertueuses, une agriculture végane peut-elle être durable ?
L’important, c’est l’organique
Un des premiers intérêts évidents de l’élevage pour la production végétale est la fertilisation. Les matières organiques d’origine animale – fumiers, compost, fientes… – constituent en effet un moyen hautement efficace de fournir aux plantes les nutriments dont elles ont besoin. Petit à petit, dans l’agriculture occidentale d’après-guerre, la fertilisation animale a été remplacée par les engrais minéraux, plus efficaces pour accroître les rendements. Seulement voilà, la production des engrais azotés est responsable de 50% des émissions de gaz à effet de serre d’origine agricole, du fait de leur fabrication polluante et de la libération de protoxyde d’azote lors de leur épandage. Autre reproche fait aux engrais minéraux : s’ils nourrissent bien les cultures, ils ne favorisent pas la vie du sol (bactéries, champignons et vers de terre, entre autres), indispensable à son bon fonctionnement. Ces derniers se nourrissent de matière organique pour se développer. La matière organique présente dans les sols est un stock qu’il faut renouveler, car il est consommé par la production agricole. Une partie de la matière organique apportée aux sols se minéralisera pour nourrir les plantes et une autre persistera dans le sol pour améliorer sa bonne tenue à long terme, sa structure, son pouvoir de rétention en eau et, au passage, stocker du carbone et atténuer le réchauffement climatique. Les agriculteurs bio, pour qui l’utilisation de fertilisants minéraux est interdite, l’ont bien compris : une grande partie de la fertilité de leurs systèmes provient du monde animal. Les légumes et les céréales bio sont fertilisées à base de fumiers, fientes ou poudres de sang.
L’élevage, un outil central pour la fertilité des terres
Néanmoins, les déjections animales ne sont pas les seules formes de matière organique disponibles. Les composts à base de déchets végétaux ou les engrais verts – ces plantes non récoltées dont la biomasse est intégralement restituée au sol pour le nourrir – en sont d’excellents exemples. Leur utilisation se développe et est même encouragée dans tous les bons manuels d’agroécologie. Cependant, si l’on veut maintenir des rendements convenables et un minimum sécurisés, ces engrais verts ne peuvent généralement pas se substituer intégralement aux matières organiques animales, plus facilement minéralisables et donc disponibles pour satisfaire les besoins en nutriments des cultures. Par ailleurs, des expériences de longue durée nous alertent sur la baisse accrue de fertilité des sols dans des systèmes de grandes cultures biologiques sans élevage par rapport à ceux associant productions végétales et animales. En cause : la diminution des taux de phosphore, corrélée à la diminution des rendements des cultures. Non renouvelable, car extrait des mines qui s’épuisent progressivement, le phosphore peut en revanche être recyclé par les déjections animales qui le déplacent d’endroits où les besoins sont modérés (les pâturages extensifs) à des cultures où sa présence est centrale. Néanmoins, outre l’organisation logistique à construire en totalité, les déjections peuvent aussi provenir des humains, comme en témoignent les expériences récentes sur la fertilisation du blé en Ile de France par des urines de citadins. Mais l’utilisation des défécations humaines pose encore de nombreux problèmes sanitaires, notamment au niveau du traitement des métaux lourds. L’élevage, utilisé avec intelligence et combiné à d’autres techniques telles que l’agroforesterie ou l’agriculture de conservation, reste donc une sécurité pour réaliser le compromis entre bonne santé des sols et rendement des cultures.
Le régime le plus écologique contient un peu de viande
Question surfaces, la compétition fait rage entre les hectares dédiés à l’alimentation humaine et ceux destinés à nourrir les animaux d’élevage. Les animaux granivores (cochons et volailles), consomment généralement des céréales, donc produites sur des surfaces en compétition avec l’alimentation humaine. Les ruminants, bien qu’herbivores, c’est-à-dire consommateurs d’herbes, sont également fréquemment nourris à base de céréales. Quarante pour cent de la surface cultivée dans le monde sert à nourrir les animaux plutôt que les humains. Néanmoins, l’élevage de ruminants permet de valoriser des terres incultivables par l’humain parce que trop en pente pour y faire passer des engins, trop en altitude, trop sèches ou improductives pour faire pousser des cultures, ou le tout à la fois. Ce sont aussi bien des prairies de haute montagne, que des steppes arides ou quasi-désertiques. Les animaux peuvent, eux, les pâturer. Ces surfaces représentent 3 milliards d’hectares à l’échelle mondiale sur les 5 milliards d’hectares de surfaces agricoles. En France, elles en représentent près de la moitié. Or, à l’heure où il faudra bientôt nourrir 10 milliards d’êtres humains sans consommer de nouvelles surfaces agricoles pour éviter la déforestation ou l’assèchement de zones humides, se passer de ces terres parait compliqué. C’est en particulier vrai pour garantir un minimum d’autonomie alimentaire aux zones arides ou semi-désertiques. Pour s’en rendre compte, l’impact d’un régime 100% végane sur l’utilisation des surfaces agricoles a été quantifié par une étude menée par des chercheurs aux Pays-Bas et reprise par l’INRA. Elle démontre que le régime alimentaire le moins consommateur de surfaces agricoles contient 20 à 25 % de protéines animales, soit entre 9 et 20 grammes par jour. Au-dessus de ce seuil, les surfaces nécessaires pour l’élevage entrent en concurrence avec l’alimentation humaine. En dessous, il y a une perte de surface agricole du fait de la non-exploitation de terres incultivables mais pâturables. Par ailleurs, certaines cultures offrent des récoltes concomitantes pour l’alimentation humaine et animale, comme le tournesol dont on extrait l’huile et le tourteau, ce dernier ne pouvant être valorisé que par l’élevage (ou brulé en combustible). Combiné à la lutte contre le gaspillage alimentaire et à l’intensification des rendements dans des zones où ils sont faibles, l’élevage, basé sur le pâturage de terres non cultivables, est donc un moyen central pour produire la nourriture dont l’humanité a besoin. On peut aussi ajouter à cela quelques poules et cochons qui valoriseront très bien les déchets alimentaires.
La biodiversité est dans la prairie
Une partie de la durabilité de l’agriculture repose donc sur les prairies et les pâturages, dont une gestion intelligente, appelée pâturage régénératif, permet une augmentation des rendements sans fertilisants ni intrants chimiques. Par ailleurs, les prairies, insérées dans des rotations de cultures céréalières, sont un des piliers de leur gestion agroécologique, comme l’ont bien compris les céréaliers bio. Elles permettent de limiter les mauvaises herbes pour les cultures suivantes et, en apportant une grande quantité d’azote naturel au système via les légumineuses qu’elles contiennent, de limiter les besoins en fertilisants. En outre, elles représentent d’importants puits de carbone. Les prairies permanentes (c’est-à-dire celles qui ne sont jamais retournées pour y mettre des cultures) sont, avec les forêts, les éléments qui stockent le plus de carbone. Enfin, les prairies sont de hauts lieux de biodiversité souterraine et aérienne. Jamais ou rarement labourées, elles constituent des écosystèmes peu perturbés. A contrario, ressemer tous les ans une culture dans une même parcelle revient à complètement bouleverser la faune qu’elle abrite. Chaque année on rase la végétation, on remet la terre à nue et on bouleverse les habitats potentiels des oiseaux qui y nichent ou des campagnols qui y vivent. Une alimentation uniquement végétale basée sur des cultures renouvelées tous les ans a donc un impact au final négatif sur la biodiversité et la faune sauvage environnante. La protection des animaux sauvages passe donc aussi par la prairie, qu’une alimentation végane ne peut valoriser.
Maintenir un élevage paysan et extensif
Diminution de l’usage des produits phytosanitaires et des fertilisants chimiques, maximisation de l’utilisation des surfaces alimentaires disponibles et amélioration du stockage du carbone : en définitive, il semblerait donc bien qu’un élevage extensif et paysan soit un atout pour développer une agriculture climatiquement responsable, au contraire de l’élevage intensif qui repose sur les céréales et le soja. Manger de la viande : oui, mais peu, de qualité et en priorité herbivore. La prise en compte de ces éléments est en tension avec la vision végane d’un monde libéré de l’élevage, dont la faisabilité agronomique peut être remise en cause. Si réfléchir à la condition des animaux d’élevage et sauvages est un impératif, l’abolition de leur exploitation et de leur consommation semble difficile à envisager dans un monde où il faudra bientôt nourrir 10 milliards d’individus.