« Vive les bolcheviques, à bas les communistes », les paysans russes dans la révolution

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Les commémorations du centenaire de la révolution russe ont mis à l’honneur le rôle des intellectuels et des mouvements politiques dans son déroulement. Pourtant les paysans, qui représentaient 80% de la population, ont joué eux aussi un rôle déterminant dans l’issue de la guerre civile qui y fait suite.

Il y a un siècle, entre septembre et octobre 1919, une armée de paysans ukrainiens se réclamant de l’anarchisme mettait en déroute l’armée blanche du général tsariste Dénikine qui s’apprêtait à marcher sur Moscou. Ce faisant, elle sauvait le pouvoir des bolcheviques et permettait l’avènement de l’URSS, proclamée trois ans plus tard. Elle signait en même temps son arrêt de mort. En effet, dès que l’Armée Rouge en aura fini avec les armées blanches, elle écrasera l’insurrection paysanne. La Makhnovtchina, c’est son nom, sera définitivement éliminée en 1921.

En France, la Makhnovtchina est la plus connue des armées paysannes de la révolution russe. Nestor Makhno, son principal dirigeant, finira sa vie à Paris et Etienne Rodat-Gil lui consacrera une chanson. Elle est pourtant loin d’être la seule ni la plus importante des « armées vertes ». Les 100 ans de la révolution russe sont l’occasion de se pencher sur le rôle joué dans la révolution russe par les paysans, ces oubliés qui représentaient 80% de la population.

Avant la révolution, une paysannerie en difficulté

En 1917, la majorité des paysans de l’empire russe se trouve dans une situation très difficile. Le servage n’a été aboli qu’en 1861. Après cette date, les communautés paysannes sont organisées selon le système du mir : les terres de la communauté sont détenues collectivement par le village, qui les redistribue régulièrement entre les familles. La plupart des impôts sont payés collectivement par la communauté, tous les membres étant solidaires. Après 1905, les réformes du premier ministre Stolypine démembrent ce système en découpant les terres du village en différentes exploitations agricoles, chacune appartenant à un propriétaire privé. Ces réformes, dont le but était autant de favoriser une agriculture « moderne » que de faciliter la collecte de l’impôt, entraînent l’apparition d’une classe de paysans enrichis, les koulaks, mais surtout la prolétarisation d’une partie des paysans, qui deviennent des travailleurs agricoles sans terres.

La mise en place des communes paysannes

A l’été 1917, six mois après la révolution de février qui a proclamé la république, les paysans occupent spontanément les terres et chassent les grands propriétaires terriens. Ils n’hésitent pas parfois à les assassiner ou à les condamner à mort devant des tribunaux auto-proclamés. En l’apprenant, les soldats désertent massivement et retournent dans leur village pour participer au partage. De fait, l’armée russe n’existe plus alors que la Première Guerre Mondiale fait toujours rage. En octobre, les bolcheviks s’emparent du pouvoir. Le 26, ils publient le décret sur la terre, qui abolit officiellement la grande propriété rurale. La propriété privée de la terre est abolie « à jamais ». La jouissance en est donnée à qui la travaille. Les paysans se répartissent la terre et s’organisent comme ils l’entendent (le gouvernement ne contrôle de toutes façons pas grand-chose). C’est le début d’une lune de miel entre paysans et bolcheviks.

Cependant, lorsque les paysans se partagent les terres, ils ne mettent pas en place un système de petite propriété privée, comme l’avaient imaginé les partisans libéraux de la réforme agraire (et comme elle aura lieu en Italie, en Inde ou en Espagne). Au contraire, ils rétablissent un système de propriété collective communale, similaire au mir. Le politologue James C. Scott explique ce comportement par la situation des paysans dans la société russe : en tant que groupe d’individus faibles et exposés au harcèlement fiscal de l’Etat ou à celui des bandes armées, les paysans ont intérêt à former un groupe soudé pour résister aux agressions extérieures. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’inégalités entre paysans riches et pauvres à l’intérieur du groupe, mais que les paysans riches ont des obligations de solidarité à l’égard des paysans pauvres.

Les paysans enrichis par les réformes Stolypine (« les séparateurs ») sont forcés de ré-entrer dans la communauté. Les inégalités entre paysans diminuent drastiquement : le nombre de paysans sans terre baisse de 50% et la superficie moyenne cultivée par paysan augmente de 20%.

La réunion du mir (Sergueï Korovin, 1893)

 

L’insurrection inévitable

Mais la lune de miel ne dure pas. Pour les bolchéviques, le décret sur la terre n’était qu’une manœuvre temporaire pour s’octroyer le soutien de la paysannerie dans la guerre civile qui débute. Pour Lénine, les paysans et la propriété commune sont des vestiges archaïques qui doivent disparaître pour laisser la place à une agriculture industrielle et mécanisée. Pour ce faire, les terres doivent être collectivisées. Autrement dit, elles doivent devenir propriété de l’état, et les paysans devenir les salariés des fermes publiques ou migrer vers les villes.

En attendant, dans les campagnes, la répartition plus égalitaire de la terre causée par le décret conduit à une plus grande part d’autoconsommation et à une diminution des surplus commercialisable. Les paysans ne viennent plus vendre leur production en ville. Il faut dire que la production industrielle a tellement chuté que les villes n’ont aucun produit à offrir en échange du grain. Début 1918, les villes sont au bord de la famine, alors que l’Armée Rouge doit affronter les armées blanches, contre-révolutionnaires, armées par les pays occidentaux. Dans un premier temps, le pouvoir confie aux paysans pauvres la tâche de réquisitionner le grain de leur propre communauté. Mais cette politique est un échec, probablement car les paysans se pensent plus comme membres d’un village que comme membres d’une classe sociale, et qu’il est difficile pour eux de briser les solidarités villageoises.

En décembre 1918, à Saint-Pétersbourg, la ration quotidienne de pain est tombée entre 51 et 303 g de pain par personne suivant la profession, soit moins que la ration d’un prisonnier du goulag des années 1930. En réaction, le pouvoir organise des détachements armés d’ouvriers et de soldats qui parcourent les campagnes et réquisitionnent les grains pour nourrir les villes. En plus de conduire les villages à la famine par leurs réquisitions, les membres des détachements se permettent toutes sortes d’exactions, du détournement des produits alimentaires jusqu’au viol et au meurtre. Dans ces conditions, l’insurrection paysanne est inévitable.

Au printemps 1919, chaque village ukrainien se dote d’un groupe d’hommes armés pour se défendre. De véritables « armées vertes » sont organisées par quelques meneurs. Grigoriev réunit 15 000 hommes, Makhno 30 000. De l’Ukraine, l’insurrection se propage jusqu’au Caucase et même au-delà.

L’année suivante, c’est le district de Tambov, au sud-est de Moscou, qui se soulève à son tour, suite à un décret prévoyant la confiscation de 37 produits agricoles alors que la région est frappée par la sécheresse. Jusqu’à 40 000 hommes se mobiliseront derrière Alexandre Antonov, son principal leader. Toujours en 1920, à mesure que l’Armée Rouge progresse vers l’est de la Sibérie, les insurrections paysannes éclatent dans le sillage des détachements de réquisition. En mai, dans l’Altaï, ce sont les anciens groupes de guérilleros opposés à l’armée blanche de l’amiral Koltchak qui reprennent le maquis. En juillet, une insurrection éclate dans la région centrale du fleuve Ob, puis dans la région de Tomsk. En octobre, les révoltes éclatent le long de l’Ienessei, dans la région d’Irkoustk et dans celle de Tioumen.

A leur apogée, début 1921, les armées paysannes de Sibérie contrôlent un million de kilomètres-carrés, ainsi que la voie ferrée du Transsibérien.

« Vive les bolchéviques, à bas les communistes ! »

Malgré ce que prétend la propagande soviétique, les armées paysannes ne sont ni dominées par les paysans les plus riches, ni nostalgiques du Tsar. Non seulement les armées paysannes se battent contre les armées blanches qui tentent de traverser leur territoire mais, en Ukraine, elles chargent souvent au cri de « Vive les bolchéviques, à bas les communistes ». A Tomsk, les mots d’ordre sont « Cogne les communistes » et « Rétablir le pouvoir soviétique ». Dans l’Altaï, « pour la commune libre et contre les faux communistes », dans l’Ob « le pouvoir reste soviétique, mais pas celui des communistes ». D’après le témoignage du diplomate bolchevique Alexandre Barmine, lorsque l’armée populaire ukrainienne (indépendantiste) s’empare de Kiev, « les couleurs ukrainiennes, jaune et bleu, étaient manifestement reléguées au septième plan par le rouge. Une révolution paysanne déferlait ».

A chaque fois, les paysans distinguent les bolcheviks qui leur ont donné la terre, des communistes qui prennent leurs récoltes. Leur insurrection vise avant tout à défendre l’existence des communes paysannes contre la collectivisation mais aussi contre le retour des grands propriétaires terriens. D’ailleurs pour l’historienne Sabine Dullin, il est possible l’apogée les révoltes paysannes aient atteint leur apogée en 1921 car à cette époque, les bolcheviques ayant gagné la guerre civile, contester leur pouvoir ne signifiait pas voir revenir le Tsar.

Combattants de la Makhnovtchina, une armée paysanne ukrainienne

La répression

En 1921, à l’apogée de l’insurrection paysanne, le pouvoir soviétique, qui a pourtant triomphé des armées tsaristes, est dans une situation difficile. D’autant qu’au même moment, une partie de l’armée se mutine à Kronstadt, là encore sur des mots d’ordres révolutionnaires. Le pouvoir répond par la force. Quatre cent cinquante mille cosaques sont déportés vers les mines du Donbass ou vers l’intérieur de la Russie. A Tambov, la plus importante des insurrections, l’armée utilise les gaz de combats pour exterminer les insurgés cachés dans les forêts. Cinquante mille personnes sont internées dans des camps de concentration. Ailleurs on fusille à tour des bras les insurgés qui se rendent. En juillet 1921, toutes les insurrections ont été écrasées.

Les causes de la défaite paysanne sont partout similaires. Au-delà de leur infériorité technologique, les chefs insurrectionnels sont incapables de se coordonner sur de grandes échelles. Chaque bande armée se contente de défendre son territoire et peut même, à l’occasion, piller le village voisin. Selon James C. Scott, c’est une caractéristique générale des insurrections paysannes, qui s’observera également pendant la Guerre d’Espagne : les paysans se préoccupent avant tout de ce qui se passe sur leur territoire et de défendre leur communauté, mais sont peu intéressés par les événements politiques à l’échelle nationale.

Mais si la répression de l’état soviétique a été victorieuse, elle n’est pas totale. Conséquence de la désorganisation dans les campagnes, l’année 1921-1922 sera marquée par une famine qui fera 4 à 5 millions de morts, plus que la guerre civile et la première guerre mondiale réunies. Les habitants fuyant la famine des villes, Saint-Pétersbourg perd 60% de ses habitants. Le nombre d’ouvriers dans le pays est divisé par trois. Le parti communiste, gouvernant au nom de la classe ouvrière, se retrouve à la tête d’une société plus paysanne qu’avant la révolution.

Il faudra trouver un compromis : la réquisition des produits agricoles est remplacée par un impôt en nature, la propriété privée des terres agricoles est tolérée et les paysans peuvent vendre librement leur production. C’est la « Nouvelle Politique Economique », promue par Lénine. La collectivisation des terres n’est pas un objectif abandonné, mais elle attendra encore presque dix ans, et que Staline se soit emparé du pourvoir. Mais c’est une autre histoire…