Les prairies font partie des écosystèmes européens possédant la plus forte biodiversité. Jusqu’à plus de 100 espèces de plantes différentes peuvent être observées dans une seule parcelle, et, dans les prairies calcaires et sèches, jusqu’à 80 espèces dans un seul mètre-carré.
Une situation étonnante : les prairies sont des agroécosystèmes, gérés plus ou moins intensivement par les agriculteurs dans un but de production de fourrage. Mais même les prairies intensives servent d’habitat à des espèces qui les colonisent par leurs propres moyens. Cette biodiversité est telle qu’aujourd’hui, la déprise agricole, qui voit les prairies colonisées par la forêt, est perçue comme une menace pour la biodiversité et que des politiques publiques européennes et nationales visent à les protéger contre leur conversion en terres labourées, aussi bien que contre leur abandon.
Cela pose une question : si des habitats créés par les humains sont occupés par un si grand nombre d’espèce, où ces espèces vivaient-elles avant l’arrivée de l’agriculture en Europe ?
Une histoire ancienne
Pour comprendre la longue histoire des prairies, il faut remonter 26 000 ans en arrière, au summum de la dernière glaciation. A cette époque, les glaciers s’étendent sur l’essentiel de la Grande-Bretagne et sur une partie de l’Allemagne. Depuis plusieurs milliers d’années, le climat se refroidit et les glaces progressent, obligeant plantes et animaux à chercher refuge plus au Sud, pour certains jusque dans la péninsule ibérique, au Sud des Alpes, dans les Balkans ou le Caucase. Localement, d’autres espèces parviennent probablement à se maintenir dans des zones refuges d’Europe centrale, dans des vallées protégées des Carpathes.
Le froid qui règne limite l’évaporation, et donc la pluie, les glaciers et les montagnes qui entourent l’Eurasie arrêtent les nuages, le Gulf Stream s’est détourné plus au Sud… La zone qui s’étend de l’Espagne jusqu’à l’Oural est froide et aride, deux conditions qui limitent la croissance des arbres. Elle est couverte par différents types de formations herbeuses, comme la steppe à Mammouth, qui abritent peu d’arbres mais nourrissent une importante faune d’herbivores, mammouths, rhinocéros, bisons, chevaux, rennes, etc., dans une végétation où les graminées sont plus rares que dans les prairies d’aujourd’hui.
Il n’est pas facile de reconstituer l’histoire des espèces prairiales à cette époque. Habituellement, les archéologues utilisent les pollens conservés dans les sédiments des zones humides pour reconstituer l’histoire de la végétation. Mais, si cette technique marche très bien pour identifier l’histoire des arbres, les plantes prairiales produisent peu de pollen. Seules les graminées en produisent des quantités suffisantes pour pouvoir estimer leur abondance dans les paysages passés mais, là encore à la différence des arbres, il n’est pas possible d’identifier les espèces présentes.
Récemment, le séquençage du génome de ces espèces a commencé à jeter quelques lueurs sur leur histoire. Il met en évidence le rôle des refuges glaciaires dans leur évolution. C’est là que ces espèces ont trouvé refuge pendant les périodes les plus froides de la glaciation. C’est là aussi qu’apparaissent certaines de nos espèces prairiales actuelles. Dans le refuge italien, des échanges de gènes entre espèces voisines donnent naissance aux populations modernes de ray-grass anglais, qui se répandent ensuite dans toute l’Europe au nord des Alpes. C’est aussi là que deux espèces de trèfle marginales sont amenées à cohabiter, s’hybrident, et donnent naissance au trèfle blanc qui, combinant les aptitudes de ses deux parents, est capable de se répandre largement.
Le retour des forêts
Il y a 23 000 ans, le climat commence à se réchauffer, avec de très grandes fluctuations entre périodes chaudes et froides, avant de se stabiliser à un niveau proche du climat actuel il y a 12 000 ans. Les espèces prairiales cantonnées au sud de l’Europe, comme la pimprenelle ou le brome érigé, peuvent maintenant se propager vers le Nord au détriment des espèces plus typiques de la steppe.
Les grands écosystèmes prairiaux liés à la steppe avaient survécu à plusieurs milliers d’années de fluctuations climatiques. Pourtant les troupeaux de grands herbivores disparaissent brusquement il y a 11 à 12 000 ans. Les chercheurs discutent encore des responsabilités respectives des changements climatiques et de la chasse par les humains dans cette disparition, mais les conséquences se font durement sentir. Sans le piétinement, le pâturage et les importantes quantités d’azote des déjections des grands herbivores, les arbres reconquièrent rapidement, au rythme d’un kilomètre par an, une Europe au climat clément. C’est une époque de forte régression pour toutes les plantes herbacées des milieux ouverts, incapables de survivre à l’ombre des arbres.
Elles vont pourtant survivre. Dans les zones les plus sèches ou les plus froides sur les pentes des plateaux ou en altitude, dans les sols peu profonds et peu fertiles, les arbres ne peuvent s’implanter et d’authentiques fragments de la steppe glaciaire vont survivre jusqu’à nos jours. En Méditerranée, le feu va également jouer un rôle important pour maintenir des espaces sans arbres. Mais des prairies naturelles vont également se former dans les plaines tempérées. Là, les castors coupent les arbres et construisent des barrages, provoquant des inondations périodiques des plaines, et la mort des arbres qui ne supportent pas les sols engorgés d’eau. Après la rupture des barrages, s’y développe une abondante flore herbacée aux feuilles riches en nutriments. Elle attire à son tour les grands herbivores qui ont survécu : cervidés, chevaux sauvages, bisons, aurochs. Leur pâturage empêchant la croissance des arbres, les prairies vont se maintenir.
L’agriculture entre en jeu
Il y 7 500 ans, l’agriculture commence à se propager en Europe à partir du Moyen-Orient, soit en remontant la vallée du Danube, soit en longeant la côte méditerranéenne. Elle y amène les vaches, chèvres et moutons, qui vont probablement pâturer les prairies naturelles préexistantes.
Les premiers agriculteurs font aussi usage de la hache et surtout du feu pour éliminer la forêt et installer leurs cultures. L’érosion qui en résulte détruit les sols en de nombreux endroits, donnant naissance à de nouveaux écosystèmes peu fertiles, comme la garrigue en zone méditerranéenne. Ces zones peu fertiles ne pourront plus être cultivées mais seront utilisées pour développer l’élevage. Les plantes cantonnées dans les lambeaux de prairies survivant dans le paysage forestier vont pouvoir coloniser ces espaces, donnant naissance aux flores prairiales actuelles. Il y a 4 000 ans, on observe à nouveau une croissance des prairies en Europe.
Prenant le relais des castors, les humains ont offert aux plantes prairiales des opportunités de survie et d’expansion de leur territoire dans une époque qui leur était défavorable. Ils ont pourtant peu impacté leur histoire évolutive : la répartition des différentes variétés de plantes prairiales est aujourd’hui très similaire à ce qu’elle était à la fin de la dernière glaciation.