« Rendre notre système alimentaire moins vulnérable aux crises »

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La crise du COVID-19 met en exergue la complexité de notre système alimentaire. Est-il robuste face aux contraintes auxquelles il risque d’être exposé ?  Discussion avec Arthur Grimonpont et Félix Lallemand, co-fondateurs des Greniers d’Abondance, un collectif de recherche sur la résilience des systèmes alimentaires.
« Dans une perspective de résilience, il faut toujours allouer une partie non négligeable des terres à l’autonomie énergétique. A ce propos, on peut imaginer libérer des surfaces céréalières ou fourragères avec une diminution de la consommation de produits d’origine animale » Image : Pixabay
Qu’appelle-on un « système alimentaire résilient », objet de recherche de votre association Les Greniers d’Abondance ?

Arthur Grimonpont : La résilience d’un système se définit par sa capacité à faire face à un faisceau de contraintes et de menaces auquel il est exposé. Au niveau du système alimentaire, défini par la façon dont les humains s’organisent dans le temps et l’espace pour se nourrir, les grands défis auxquels nous sommes confrontés sont principalement le changement climatique, la raréfaction des ressources minières et énergétiques, la dégradation des sols, et l’effondrement avéré de la biodiversité. A cela s’ajoutent des problématiques liées à des choix politiques d’organisation des sociétés humaines comme l’artificialisation des sols, le déclin rapide de la population agricole ou encore des crises économiques, comme celle que nous sommes en train de traverser avec le Covid 19. Pour partie, ces menaces sont documentées scientifiquement et prévisibles : c’est par exemple le cas du réchauffement climatique pour lequel nous disposons de scénarii robustes sur ses conséquences à venir sur notre alimentation. La résilience n’est donc rien d’autre que la prévention des crises, c’est-à-dire comment diminuer la vulnérabilité d’un système vis-à-vis de menaces identifiées en amont. Au niveau du système alimentaire, cela se définit donc par sa capacité à nourrir durablement la population sainement et à coût abordable, quel que soit le contexte.

En France, se nourrir semble être un acte devenu d’une banalité incroyable, tant l’accès à des aliments venus du monde entier semble facile. Qu’est ce que cette apparente simplicité cache de la complexité de l’organisation de notre alimentation ?

Félix Lallemand : Le système alimentaire s’est largement complexifié depuis la deuxième moitié du XXème siècle. Avant cela, la production et la distribution alimentaires étaient relativement simples en termes de nombre d’acteurs concernés et de distances géographiques. Depuis, s’est opérée une division très marquée du travail. Ce n’est plus une seule ferme qui conçoit tout de A à Z : de la production de son engrais à la commercialisation de son produit fini. En amont de la chaîne, les acteurs de l’agrofourniture permettent les approvisionnements en engrais, semences, produits phytosanitaires, machines et équipement. En aval, d’autres s’occupent de la transformation des aliments, de leur commercialisation et de toute la logistique qui va avec. En parallèle de cela, ce système s’est globalisé, en suivant la logique économique de ces dernières décennies, avec le développement d’acteurs très puissants à échelle multinationale. C’est comme cela que l’on achète un kilo de farine en supermarché, dont le blé peut provenir de France mais est conditionné dans une usine allemande, avec un emballage provenant d’un autre pays encore. On est donc face à des chaines très complexes, qui mettent en jeu une très grande diversité d’acteurs et énormément de transports. Tout ceci a donc une empreinte énergétique considérable.

En quoi cette complexité peut-elle fragiliser la résilience de nos systèmes alimentaires ?

A.G. :  Plus un produit dépend d’acteurs différents pour sa fabrication, plus on peut raisonnablement imaginer qu’il suffit qu’un des maillons saute pour que l’ensemble de la chaîne soit en difficulté. Avec le confinement actuel et l’arrêt d’une partie de l’économie, beaucoup d’entreprises se trouvent contraintes d’arrêter leur activité parce qu’il leur manque un élément, qui auparavant pouvait paraître trivial, dans la fabrication de leur produit. La grande majorité des produits que l’on trouve en grande surface ont des dépendances multiples à plusieurs industries, voire jusqu’à des dizaines pour la fabrication d’un simple yaourt ou d’un paquet de céréales, sans compter le transport entre chaque maillon. Quand tout fonctionne à peu près bien, ce système est très efficace, mais il apparaît très fragile dans une situation contrainte, par exemple sur le plan énergétique. Si nous avons à court ou moyen terme, une contrainte sur l’offre globale de pétrole, ce qui est jugé probable par l’Agence Internationale de l’Energie, le système alimentaire peut en grande partie caler.

« La grande majorité des produits que l’on trouve en grande surface ont des dépendances multiples à plusieurs industries, voire jusqu’à des dizaines pour la fabrication d’un simple yaourt ou d’un paquet de céréales, sans compter le transport entre chaque maillon »
Photo : Pixabay
Dans un article récent, vous expliquiez que la crise actuelle que nous traversons met notre système alimentaire « à rude épreuve ». Or, pour le moment, les consommateurs français arrivent très convenablement à s’approvisionner. N’est-ce donc pas au contraire le signe que la diversité des chaînes logistiques donne de la souplesse pour approvisionner tous les consommateurs où qu’ils soient ?

F.L. : Effectivement, les perturbations que nous traversons semblent, pour le moment, gérables pour notre système alimentaire. Une pénurie généralisée en France paraît assez improbable à court terme. En revanche, la crise va avoir pour conséquences un accroissement de l’insécurité alimentaire pour la partie de la population la plus précaire. En Seine–Saint-Denis, des dizaines de milliers de salariés précaires se retrouvent à devoir chercher de l’aide alimentaire parce qu’ils ont des difficultés économiques. Donc, si en termes de logistique et de volumes à fournir, le système fait face, parce qu’il n’y a pas, par exemple, de problème énergétique, on a bien des difficultés d’alimentation de base pour certains consommateurs mais qui sont plutôt d’ordre économique. Cela questionne l’organisation sociale de l’alimentation dans notre pays.

A.G. : Le problème est encore différent dans d’autres pays du globe où, d’après le Programme Alimentaire des Nations Unies contre la Faim, le nombre de personnes confrontées à une insécurité alimentaire « aigüe » pourrait doubler avec la crise sanitaire, c’est-à-dire passer de 135 à 265 millions, à cause du manque de ressources des paysans déjà pauvres, accentué par le ralentissement de l’économie mondiale. Hors crise du coronavirus, il y a environ 700 à 800 millions de personnes qui souffrent de la faim et à peu près 2 milliards en surpoids. A l’échelle mondiale, il suffirait donc d’un rééquilibrage de la répartition de la nourriture, mais l’apathie complète des gouvernements en la matière est sidérante. On a la désespérante impression d’un système alimentaire dont l’objectif absolu n’est pas de nourrir l’ensemble de la population, mais plutôt tourné vers le profit économique de quelques acteurs dominants.

« Aujourd’hui, ce sont les énergies fossiles qui permettent l’essentiel de l’approvisionnement énergétique du système alimentaire. »
Photo : Pixabay
Une des voies de résilience que vous proposez pour nos systèmes alimentaires est de favoriser l’autonomie énergétique des fermes. Comment y parvenir ?

F.L. : Il faut d’abord rapidement revenir sur le constat. En France, on est passé en quelques décennies d’une quasi-autonomie énergétique des fermes à une situation où cet enjeu a aujourd’hui été complètement externalisé. Dit autrement, les fermes d’avant la Seconde Guerre Mondiale avaient leur propre force mécanique avec les animaux de traits, faisaient leurs propres engrais avec les déjections de ces mêmes animaux et en intégrant des légumineuses dans les rotations. En outre, la plupart des produits étaient commercialisés localement, dans un rayon géographique compatible avec les moyens de traction animale alors à disposition. Aujourd’hui, ce sont les énergies fossiles qui permettent l’essentiel de l’approvisionnement énergétique du système alimentaire. Les travaux au champ, la fabrication des engrais de synthèse, l’industrie agro-alimentaire et les flux gigantesques de marchandises sont très dépendants du pétrole et du gaz. Outre les indispensables simplifications et raccourcissements des chaines logistiques, on peut imaginer des substitutions au pétrole pour l’énergie mécanique nécessaire aux travaux dans les champs. Une voie prometteuse peut être l’utilisation de biocarburants peu complexes, comme de l’huile de colza pure, pour faire fonctionner les tracteurs. Cette ré-internalisation de la production d’énergie au sein des fermes, mobiliserait selon les hypothèses de calcul entre 15 et 20% des surfaces actuellement en grandes cultures en France (13 millions d’hectares) . Cela montre l’importance du pétrole dans la capacité de l’agriculture à dégager un surplus de calories pour le reste de la société ! Rappelons qu’en 1929, l’avoine cultivé pour nourrir les animaux de trait couvrait 3,5 millions d’hectares. Une partie servait aux travaux des champs, l’autre aux besoins de transport de la société. Finalement, que l’on cultive de la biomasse pour la traction animale ou pour en faire des biocarburants, le rendement énergétique n’est pas si différent. Les deux options ont des avantages et des inconvénients, mais dans une perspective de résilience, il faut toujours allouer une partie non négligeable des terres à l’autonomie énergétique. A ce propos, on peut imaginer libérer des surfaces céréalières ou fourragères avec une diminution de la consommation de produits d’origine animale : 60% de la production actuelle de céréales qui n’est pas exportée est destinée à l’alimentation animale.

 

Il y a un impératif à décréter que la fonction d’un agriculteur n’est pas uniquement de produire à bas coût le plus de denrées alimentaires possibles, indépendamment du coût environnemental et énergétique.

Vous prônez également l’augmentation de la population travaillant dans l’agriculture. A quels niveaux et comment opérer ces mouvements d’emploi alors que le métier d’agriculteur a la réputation d’être pénible, mal payé et peu considéré socialement ?

F.L et A.G. : L’agriculture biologique emploie environ 50% plus de travailleurs par unité de surface, bien que cela soit très variable selon le type d’exploitation et prenne en compte des activités non directement liée à la production (transformation, commercialisation). On peut par ailleurs faire l’hypothèse que la mise en œuvre de pratiques agroécologiques implique une diminution de la taille moyenne des fermes. Cela peut nous fixer un premier ordre de grandeur : doubler la population agricole serait déjà un bon pas conciliable avec des méthodes de production plus durables. Mais c’est un minimum sans doute insatisfaisant. On peut difficilement imaginer que 2% de la population va nourrir durablement les 98% restants. La question doit donc se poser en ces termes : combien de personnes faudra-t-il pour nourrir la population dans les conditions de contraintes énergétiques et techniques que l’on connaîtra ? C’est bien entendu difficile à prévoir. D’ailleurs, cette augmentation de la population agricole pourrait être subie : il y a par exemple des pays où elle a augmenté après des crises économiques, car cette activité représente un moyen de subsistance. Dans le cas où des mouvements d’emploi seront organisés vers l’agriculture, la dévalorisation sociale et économique du métier d’agriculteurs risque d’être un frein important. Pour cela, il est urgent de développer des politiques agricoles qui inversent la répartition de la valeur au sein du système alimentaire et intègrent les externalités négatives dans la fabrication des prix. Il serait alors judicieux de développer la voie, déjà existante dans la Politique Agricole Commune, mais insuffisante, des Paiements pour Services Environnementaux. Ils consistent à encourager financièrement les agriculteurs à développer des pratiques environnementalement vertueuses. Au lieu que la plus-value agricole soit payée par les consommateurs au supermarché, et donc en partie captée par l’agro-industrie, on opère un transfert d’argent par un impôt directement versé aux agriculteurs et collecté de manière juste socialement en fonction des revenus de chacun. Il y a un impératif à décréter que la fonction d’un agriculteur n’est pas uniquement de produire à bas coût le plus de denrées alimentaires possibles, indépendamment du coût environnemental et énergétique. Il faut assumer le rôle complet que les agriculteurs ont sur l’écosystème, la biodiversité, la qualité des eaux et intégrer ces éléments dans une juste rémunération. Une autre voie serait de soustraire une partie du système alimentaire à la recherche de profit, comme nous le faisons pour la santé. Cette idée est développée par un groupe de travail d’Ingénieurs sans Frontières à travers le concept de sécurité sociale alimentaire.