L’ « agribashing » est dénoncé par une partie de la profession agricole depuis quelques mois. Ce terme est en même temps rejeté par certains syndicats qui l’accuse d’empêcher les paysans de réfléchir au dialogue possible avec les citoyens. Comment l’interprétez-vous ?
S’il y a effectivement des tensions qui apparaissent, le terme « agribashing » n’est pas adapté. Il est beaucoup trop simplificateur. Il faudrait plutôt parler d’une stigmatisation de certaines pratiques agricoles orchestrée par des mouvements de contestations qui utilisent habilement les réseaux sociaux. Le consommateur français ne se réveille pas aujourd’hui en 2020 en se disant qu’il y a un problème avec l’agriculture. Il est éclairé par des activistes qui mettent en relief certaines pratiques, difficultés ou dysfonctionnements de l’agriculture. Ces activistes, extérieurs au monde agricole pour la plupart, ont professionnalisé leurs critiques et leur diffusion tout en ayant un accès facilité aux médias et aux décideurs politiques, d’où leur forte influence dans l’opinion publique. Cela créé une ambiance de critique latente. Il y a dix ou quinze ans, ce mouvement de contestation organisé était beaucoup moins présent et venait essentiellement de l’intérieur même du monde agricole, comme par exemple avec José Bové. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas toute l’agriculture française qui est stigmatisée, mais plutôt celle qui, du point de vue de ces activistes, ne se soucie pas assez des dommages collatéraux imposés à l’environnement ou aux riverains.
N’y a-t-il pas un déficit d’explication et de vulgarisation des pratiques agricoles qui accentue encore le fossé entre agriculteurs et consommateurs ?
Le problème est que le discours de ces activistes repose sur des caricatures et des simplifications. Cela les arrange de présenter l’agriculture conventionnelle comme homogène pour pouvoir la condamner en bloc sans nuance. Or, dans la réalité il y a une vraie diversité de pratiques et de savoir-faire. L’angle choisi a été de cibler et de remettre en cause, et non pas de soutenir et de développer. Il manque clairement une mise en évidence de la complexité des pratiques et des enjeux. Devant cette complexité, et le besoin de l’adapter aux défis du monde contemporain, l’agriculture peut ne pas être un problème mais bien une solution. En outre, ces discours n’intègrent que très peu les causes qui ont conduit au développement du modèle agricole dominant. Il faudrait opposer à ce discours simplificateur un contre-mouvement dans le monde agricole qui renverrait un message différent, plus complexe, et montrant un chemin possible pour faire évoluer l’agriculture. Il faut que les agriculteurs, où ceux qui gravitent autour et qui en comprennent les enjeux, prennent en main cette communication. On remarque que les syndicats agricoles peinent à trouver une réponse et définir une stratégie car ils n’ont pas l’habitude de s’adresser à la société et à l’opinion publique. Ce n’est pas dans leurs traditions.
N’y a-t-il pas une part de responsabilité de la profession agricole dans ce climat ? Comment juger l’efficacité de sa réaction ?
Une grande partie de la profession agricole est dans une stratégie soit d’évacuation de la critique, soit de repli sur elle-même sans aller chercher des relais d’opinion qui pourraient soutenir un mouvement de réforme. En ce sens, le problème du terme « agribashing », sur lequel je reviens, est qu’il instaure une relation d’emblée conflictuelle où les gens se tournent le dos alors que l’enjeu est bien de développer des approches collectives et de travailler ensemble – citoyens et agriculteurs – à une démarche de progrès. Tout comme il est nécessaire que le message des activistes évolue, celui de la profession agricole devrait d’avantage intégrer l’adaptation des pratiques aux attentes qui s’expriment dans la société. Et d’insister sur le fait que les agriculteurs ont besoin pour cela de soutien et d’accompagnement, mais certainement pas de dénigrement. Enfin, la profession agricole ne peut pas éternellement se ranger derrière la mondialisation, la compétitivité et le marché pour justifier le statu quo dans ses pratiques. Ce discours, s’il est important à entendre pour les consommateurs, coupe la profession des signaux d’envie de changement émis par la société. Ce ne peut être l’unique réponse. C’est le rôle des syndicats agricoles de se projeter sur les défis sociétaux et environnementaux et de co-construire une feuille de route avec les citoyens et les pouvoirs publics.
On a tort de croire qu’en jouant uniquement sur la variable économique des marchés, on peut réformer les pratiques agricoles.
L’Etat n’a-t-il pas également un rôle à jouer dans la mutation des pratiques agricoles ?
De ce point de vue, on ne peut que déplorer l’absence de véritable politique agricole en France, qui se résume à une politique économique visant à essayer de faire en sorte que les agriculteurs aient des revenus décents et vivent de leur travail. C’est essentiel mais largement insuffisant. Il faudrait y adjoindre une politique agricole qui oriente la ferme France dans le sens d’une partie des transformations souhaitées par la société et nécessaires d’un point de vue environnemental. Bien évidemment, il ne s’agirait pas d’opérer un alignement sur l’intégralité de ces demandes mais d’y répondre de manière organisée et hiérarchisée. Par exemple, au niveau climatique, on pourrait très bien se donner pour objectif que chaque exploitation céréalière ait un bilan carbone positif d’ici dix ans, en laissant de la liberté aux agriculteurs sur les moyens techniques d’y arriver. Dans cette filière, on sait stocker du carbone dans les sols, l’agriculture de conservation le prouve. Le problème est que rien dans les politiques actuelles n’encourage réellement et massivement la transition vers la conservation des sols. Aucun cap n’est fixé. On pourrait donc développer des politiques agricoles visant à diminuer drastiquement les labours, augmenter la couverture des sols et ainsi subventionner les exploitations pour qu’elles captent du carbone, chose qui se mesure assez facilement.
On pourrait d’ailleurs prendre bien d’autres exemples comme le bien-être animal ou la déconcentration des élevages dans les régions où il y en a trop, mais dans tous les cas, il faut soutenir les agriculteurs qui sont enfermés dans un système et prisonniers des investissements qui l’accompagnent. Cela suppose de définir un cap clair et de stabiliser les pratiques de culture et d’élevage que l’on souhaite. Si on ne le fait pas, ce sont les marchés qui l’imposeront. On a tort de croire qu’en jouant uniquement sur la variable économique des marchés, on peut réformer les pratiques agricoles.