Les pesticides de synthèse, c’est-à-dire d’origine artificielle, sont dans le viseur d’un certain nombre d’associations. Ils s’opposent ainsi aux pesticides d’origine naturelle, issus de molécules trouvables dans la nature. Ces derniers, qui ne représentent que 11% des ventes de produits phytosanitaires au niveau français, sont utilisables en agriculture biologique. Ce sont par exemple des fongicides comme le soufre et le cuivre ou encore le spinosad, un insecticide. Leur origine naturelle n’est en revanche pas une garantie de leur innocuité pour l’environnement ou la santé. L’utilisation du cuivre présente par exemple un risque de toxicité pour les sols, la faune aquatique et les mammifères, le spinosad pour les abeilles. La toxicité d’un pesticide, naturel ou non, est propre à chacun et dépend de la manière dont il est utilisé : dose, période et moyens d’épandage. Cet article ne vise pas à trancher le débat des avantages comparatifs des deux types de pesticides mais à étudier la faisabilité d’une sortie des pesticides de synthèse, comme demandée par certains citoyens. Ces considérations étant faîtes, les pesticides de synthèse restent donc ceux qui sont très majoritairement utilisés en France. Et malgré les plans Ecophyto visant à réduire leurs usages, la quantité de produits phytosanitaires vendue ne baisse pas en France depuis 2009. La dépendance de notre système alimentaire à l’usage des pesticides doit donc nous amener à analyser en profondeur les conséquences de leur suppression. C’est nécessairement par une analyse bénéfices/risques sur une multitude d’indicateurs que l’on peut réellement juger de la pertinence de leur usage et non par une condamnation sans nuance. Leur utilisation doit donc être évaluée sous plusieurs angles : leurs apports en termes de productivité et donc de sécurité alimentaire, leur impact sur l’économie des exploitations, leurs effets à plus ou moins long terme sur l’environnement et la santé, et leur compatibilité avec la lutte contre le changement climatique.
A court terme : une déstabilisation du système alimentaire
A court terme, l’effet le plus certain de leur suppression serait celui d’une baisse sensible du niveau de production agricole. Les pertes de rendement induites sont estimées entre 20 et 40% selon les cultures et les régions, d’après une étude publiée en 2006 par l’Université de Bonn et menée à l’échelle européenne. Sans pesticides, les rendements risquent donc de se retrouver affaiblis par les mauvaises herbes, les insectes ravageurs et les champignons, ces derniers pouvant entrainer des problèmes sanitaires pour les consommateurs. Une productivité nationale qui baisse significativement pourrait entrainer mécaniquement une hausse des produits importés, dont la qualité sanitaire n’est pas maîtrisée par le pays qui les accueille. La santé financière des exploitations agricoles risque aussi d’être minée, la productivité étant encore l’une des composantes essentielles du revenu de bon nombre de fermes. En d’autres termes, rien n’est prêt dans la manière dont est organisée notre agriculture pour supporter une suppression pure et simple de l’utilisation des pesticides. Les effets positifs attendus sur la biodiversité risquent eux aussi d’être décevants : la perte et la fragmentation des habitats – la suppression des haies par exemple – et les changements d’usage de terres – retournement des prairies pour l’agriculture ou urbanisation – expliquent en majorité, à hauteur de 80% selon certaines études, la diminution de la biodiversité dans les campagnes. Si la suppression des pesticides paraît risquée à court terme, des marges de manœuvre existent quant à leur moindre utilisation. D’après des études menées par l’INRA de Dijon, il est possible de réduire l’utilisation des pesticides de 30 à 40% sans effets négatifs sur la productivité et la rentabilité des exploitations agricoles. Ces résultats encourageants, qui diffèrent selon les cultures et les régions, peuvent s’obtenir moyennant un effort considérable d’accompagnement des agriculteurs.
A long terme : changer drastiquement notre régime alimentaire
Si l’on raisonne maintenant sur le long terme, un certain nombre de leviers peuvent être activés pour que notre système alimentaire encaisse une suppression des pesticides de synthèse, ou tout du moins une diminution massive de leur utilisation. Dans une étude publiée en 2018, un groupe de chercheurs français a modélisé l’impact d’une généralisation d’une agriculture bio, c’est-à-dire n’utilisant pas d’engrais ni de pesticides de synthèse. D’après les chercheurs, cette agriculture serait capable de nourrir toute la population française moyennant un changement drastique de nos régimes alimentaires. Une consommation de protéines animales réduite de moitié, ce qui reviendrait à revenir au niveau des années 1950, permettrait, en libérant des terres arables, de compenser les baisses de rendement induites par la suppression des pesticides et engrais de synthèse. Les exportations de céréales pourraient même être maintenues à hauteur de 40% de ce qu’elles sont actuellement. Ces résultats sont confirmés, cette fois ci à l’échelle européenne par une autre étude, baptisée Tyfa. On peut ajouter à cela que réduire le gaspillage qui représente en France environ 18% de la production alimentaire, permettrait d’avoir besoin de produire moins. Alors facile de se passer de pesticides ? C’est donc visiblement envisageable à long terme, mais certainement pas simple pour plusieurs raisons. Le régime alimentaire ne se modifie que lentement. En dix ans, la consommation de viande en France est passée de 153 grammes par jour et par habitant en 2007 à 135 grammes en 2016, alors qu’il faudrait, d’après le scénario Tyfa, la descendre autour de 90 grammes. Il nous faudra donc du temps et de la volonté pour y parvenir. Qui plus est au-delà de simples équations mathématiques, un tel scénario suggère une réorientation profonde de l’activité de très nombreuses fermes qu’il faudra anticiper.
L’agroécologie avant l’interdiction
Envisager une agriculture sans pesticides de synthèse ne sera durable que si les exploitations sont armées techniquement pour cela. Et c’est peut-être par là qu’il faudra commencer : par le développement de nouvelles connaissances avant d’interdire toutes les matières actives, pour éviter que les agriculteurs se retrouvent sans solutions immédiates. Le déploiement d’infrastructures agroécologiques comme les haies, les couverts végétaux, les bandes enherbées, l’association de cultures seront alors autant d’éléments indispensables pour conférer aux exploitations la biodiversité dont elles auront besoin pour sécuriser leurs rendements et faire mieux sans pesticides. En accueillant des prédateurs des ravageurs des cultures, ces infrastructures peuvent diminuer la pression de ces derniers. Sans une complexification importante de nos systèmes et paysages de culture, la suppression totale des pesticides de synthèse sera délicate. Les impacts environnementaux des pesticides seront même très certainement atténués dans un environnement agricole largement complexifié. Et cette révolution agronomique demandera nécessairement de la connaissance, de la recherche, de la technicité et donc du temps, de la formation et des moyens pour la mettre progressivement au point. Le consommateur devra lui aussi opérer sa mue en acceptant des fruits et légumes avec ce qui était jusqu’à présent considéré comme des défauts visuels. Cette « belle » apparence coûte aussi en pesticides.
Tolérer encore quelques usages ?
Enfin, on peut aussi se questionner sur la légitimité de l’objectif d’une agriculture sans aucun pesticide de synthèse. Est-ce qu’une utilisation minimale, réduite au « strictement nécessaire » ne serait pas déjà un premier objectif raisonnable et crédible ? Evidemment, la notion de « strictement nécessaire » est forcément compliquée et sujet à controverses. La raison voudrait d’abord identifier des alternatives aux molécules les plus problématiques. Et c’est le chemin qui est pris en Europe : 67% des produits autorisés en 1993 ne l’étaient plus en 2009, selon un rapport du Parlement Européen. Les nouvelles homologations sont de moins en moins nombreuses : 40 nouvelles substances actives sont autorisées tous les dix ans contre une centaine au début des années 2000. Par ailleurs, la toxicité et la persistance dans l’environnement des nouveaux produits mis sur le marché a tendance à diminuer très sensiblement, si l’on prend l’exemple des pesticides utilisés aux Etats Unis. Des solutions de biocontrôle présentant une faible toxicité se développement également. Elles consistent à mimer des mécanismes à l’œuvre dans la nature pour réguler des pathogènes, comme par exemple la confusion sexuelle perturbant le système hormonal de reproduction des parasites par des pièges odorants. Au-delà de cela, l’agriculture biologique aura elle aussi des difficultés à bannir les pesticides qu’elle utilise. Cela étant dit, on pourrait imaginer à termes restreindre l’utilisation des pesticides à des pratiques compatibles avec des objectifs politiques définis au préalable. Si l’on considère le changement climatique comme la principale menace à laquelle nos systèmes alimentaires devront faire face, on pourrait par exemple s’accorder sur des usages raisonnés de pesticides, qui pèsent très peu dans le bilan climatique de l’agriculture, dans des systèmes vertueux climatiquement, comme l’agriculture de conservation. Cette dernière vise à ne pas travailler les sols -et donc consommer moins de fuel-, les couvrir pour les protéger et y stocker du carbone. Seulement voilà, il y a encore besoin d’un peu d’herbicides pour cela, le travail du sol étant un moyen efficace de lutter contre les mauvaises herbes. Il faut donc se poser la question suivante : est-il si problématique qu’un système utilise un peu d’herbicides, au moins transitoirement et par réalisme technique, si par ailleurs il démontre des bénéfices pour le climat et la biodiversité ? Ce débat, qui promet d’être animé à coup sûr, a tout intérêt à être mené avec raison et sans réduire les enjeux et défis agricoles aux seuls pesticides, de synthèse ou non.