La production agricole et la consommation des produits qui en découlent sont très énergivores, au moins dans les formes pratiquées actuellement dans le monde occidental. D’après des chercheurs, il faudrait dépenser plus de 7 calories pour produire une calorie alimentaire. Et l’énergie utilisée sur les fermes est principalement non renouvelable, puisque composée à 70% de pétrole et 8% de gaz. Prenons l’exemple d’une céréale. Semer, désherber, biner, récolter sont autant d’opérations au champ qui demandent du pétrole pour faire avancer les tracteurs et les machines. Les engrais minéraux épandus dans les champs sont également très énergivores par la combustion de gaz nécessaire à leur production, sans compter qu’il faut ensuite les acheminer de l’usine vers le champ. Une fois récoltée, la céréale est ensuite transportée – ici encore, besoin de pétrole – vers un lieu de stockage dans lequel elle va souvent être séchée, opération demandant là encore de l’énergie. Elle voyage ensuite vers un lieu de transformation – voire plusieurs dans le cas de produits nécessitant une succession de transformation diverses : farine puis pain par exemple. Enfin, une fois le produit fini obtenu, il faut encore l’acheminer vers le consommateur, opération devenue très consommatrice d’énergie tant les lieux de production se sont éloignés des lieux de consommation. En effet, dans un monde où plus de la moitié de la population vit désormais en ville, la logistique de l’approvisionnement se complexifie. Imaginez maintenant un produit transformé dont les ingrédients proviennent de différents pays, voir continents, et demandent chacun des procédés de transformation : sans énergie, essentiellement fossile, une bonne partie de l’humanité ne mange plus !
Une perte d’autonomie énergétique des exploitations
L’agriculture a de tout temps été énergivore. Si l’on s’en tient à l’échelle de la parcelle agricole, donc en excluant la distribution des produits, , la consommation d’énergie par l’agriculture n’a augmenté que de 20%entre la fin du XIXème siècle et aujourd’hui. Sauf que la nature de l’énergie utilisée a radicalement changé. Aux bœufs et chevaux (nécessitant du fourrage) et à la force du travail humain (nécessitant de la nourriture), se sont substitués les tracteurs et les engins agricoles nécessitant du pétrole, énergie par définition non renouvelable. Par ailleurs, à peu près au même moment, les engrais minéraux ont progressivement remplacé les engrais de ferme (fumier, lisier), alourdissant encore la facture énergétique de la production alimentaire. Au final, en quelques décennies, l’agriculture française et européenne a certes considérablement augmenté son niveau de production, permettant d’assurer la sécurité alimentaire, et diminué se pénibilité, mais est passée de l’autonomie énergétique à la dépendance extérieure. Aujourd’hui, 98% de l’énergie utilisée sur une ferme provient d’une source extérieure à celle-ci, contre 2% à la fin du XIXème siècle, où l’on utilisait donc essentiellement les animaux et les humains. On peut ajouter à cela ce qu’il se passe au-delà des fermes : en effet, les trois quarts de la dépense énergétique des systèmes alimentaires ne provient pas des exploitations agricoles, mais des industries agro-alimentaires et de la distribution des produits aux consommateurs. En revanche, les pratiques agricoles représentent deux tiers des émissions de gaz à effet de serre étant donné leur forte dépendance au pétrole ; à l’inverse, les industries agroalimentaires utilisent d’avantage d’électricité, énergie peu carbonée en France grâce au nucléaire. Peu de marges de progrès possible à ce niveau-là : ce qui se passe dans la ferme reste difficilement électrifiable.
La nécessaire décroissance énergétique de l’agriculture ?
Tout ceci ne serait à la limite pas un problème si l’énergie utilisée était essentiellement décarbonée et renouvelable. En utilisant autant de pétrole, l’agriculture moderne participe de manière non négligeable au réchauffement climatique, même si elle reste un des rares secteurs d’activité à pouvoir compenser efficacement une partie de ses émissions grâce au stockage du carbone dans les sols. En outre, en dépendant aussi massivement d’une ressource non renouvelable, le modèle de production est fragile dans un contexte annoncé de tensions sur les ressources en pétrole à l’échelle mondiale. D’après l’Agence Internationale de l’Energie, les découvertes de gisements exploitables n’ont jamais été aussi faibles et la production de pétrole conventionnel, c’est-à-dire facile à extraire, a franchi son pic en 2008. A tel point que cette même Agence Internationale de l’Energie a mis en garde en 2018 les dirigeants du monde entier contre un risque de contraction pétrolière à l’échelle mondiale. Par ailleurs, l’agriculture utilise aussi massivement d’autres ressources non renouvelables, comme le phosphore et le potassium provenant de mines. Là encore de nombreux économistes annoncent que la production mondiale a atteint son pic ou est en passe de l’atteindre. Avec une diminution des approvisionnements en pétrole et ressources minières non renouvelables, nos systèmes d’alimentation seront-ils capables de continuer à fonctionner de la sorte ? Comme de nombreux autres secteurs de notre économie, l’agriculture va donc devoir réfléchir à sa transition énergétique pour être moins gourmande en ressources extractibles non renouvelables. Il conviendrait même de parler d’amorcer une décroissance énergétique, tant les alternatives aux ressources non renouvelables risquent d’être insuffisantes en quantité et efficacité.
Des solutions applicables au champ maintenant
Des solutions existent pour rendre les systèmes agricoles moins gourmands en énergies non renouvelables. Le développement de fertilisations alternatives aux engrais minéraux pourra notamment se faire via le recyclage des déjections animales et humaines, des couverts végétaux ou l’agroforesterie. On pourra utiliser des tracteurs et du matériel plus petits et moins consommateurs d’énergie. Mais au niveau de la parcelle agricole, l’agriculture de conservation des sols représente à ce jour la solution la plus convaincante permettant une moindre consommation de fioul tout en maintenant des niveaux de rendement élevés pour nourrir une population grandissante. En travaillant a minima les sols, voire pas du tout, cette agriculture utilise en moyenne deux fois moins de litres de carburants à l’hectare et permet par ailleurs de stocker du carbone dans des sols toujours protégés de l’érosion par des résidus de culture ou des couverts végétaux. Encore difficilement réalisable sans herbicide et donc en bio, elle permet néanmoins d’amorcer rapidement et efficacement la décroissance énergétique dont l’agriculture a besoin sur de grandes surfaces céréalières. Sur des petites fermes en maraîchage, tout est plus simple : la main de l’homme peut permettre de remplacer souvent le fuel du tracteur, comme l’ont démontré les systèmes en permaculture. La traction animale sur des petites surfaces peut également être envisagée, même si sa généralisation poserait un indéniable problème de surface : avant la mécanisation de l’agriculture, 45% de la surface agricole européenne était dédiée au fourrage pour l’alimentation des animaux. Il y a au final fort à parier qu’une décarbonation de l’agriculture passera par un retour d’une partie de la population active vers les campagnes. La dépendance de l’agriculture au pétrole s’est en effet accompagnée d’une diminution drastique de ses besoins en main d’œuvre. En ce sens, le renouvellement des générations agricoles est un enjeu primordial.
Produire de l’énergie sur l’exploitation, une fausse bonne idée ?
Autre piste, la production d’énergie sur l’exploitation. L’utilisation de résidus de cultures comme les pailles ou de fumiers pour produire de l’énergie, en les brûlant ou en les méthanisant est une solution insatisfaisante d’après Petros Chatzimpiros, chercheur spécialiste des empreintes environnementales des systèmes alimentaires. Selon ses travaux, la valorisation, même totale, des résidus agricoles cités plus haut, suffirait à peine à compenser la consommation agricole actuelle d’énergies fossiles. Ceci est d’autant plus vrai que ces résidus sont aussi des produits qui, restitués au sol, permettent de l’enrichir. Si l’agriculture pourrait faire un pas considérable vers plus d’autonomie énergétique via la valorisation de ces résidus, il paraît inconcevable qu’elle produise massivement de l’énergie pour d’autres secteurs d’activité et qu’elle nourrisse une population toujours plus grandissante dans le même temps.
Changer les systèmes alimentaires
Le développement d’une agriculture décarbonée ne se fera pas sans changer radicalement nos systèmes alimentaires. Au-delà de la parcelle, une alimentation de proximité basée sur des aliments qui voyagent moins sera inévitable. Cela suppose une consommation moindre d’aliments transformés venant des quatre coins du globe. Par ailleurs, toujours selon Chatzimpiros, une diminution de l’élevage consommateur de céréales, c’est-à-dire les porcs, les volailles mais également des bovins nourris au grain, permettrait de libérer des surfaces pour sécuriser la production d’énergie par l’agriculture ou le développement de systèmes moins productifs, comme le bio, et donc potentiellement moins énergivores. Enfin, bien plus encore que l’agriculture, qui ne représente que 5% de la consommation énergétique en France, c’est l’ensemble de notre économie qui devra engager sa mutation. Et comme nous avons physiologiquement besoin de pain avant tout le reste, il serait loin d’être absurde que d’autres secteurs se serrent la ceinture un peu plus fort que le monde agricole en cas de besoin.