Quand les agronomes préparaient la guerre atomique

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Pendant la guerre froide, les scientifiques de toutes les disciplines furent enrôlés dans l’effort de développement des armes nucléaires. Ce fut également le cas des agronomes, à qui fut attribué le rôle de préparer la survie après la catastrophe…
© Ecodefense, Heinrich Boell Stiftung Russia, Alla Slapovskaya, Alisa Nikulina

En 1968, lors d’une séance de l’Académie d’Agriculture de France, un chercheur de l’INRA présente les résultats d’une curieuse expérience, visant à répondre à une question majeure pour la société française de l’époque : peut-on continuer à boire du vin en cas de guerre nucléaire ? Comme raconté dans le compte-rendu, une parcelle du vignoble expérimental de Pech-Rouge (Aude) a été volontairement contaminée au strontium 90 et au césium 137. Ces deux radionucléides, produits lors des explosions nucléaires, sont les plus préoccupants pour la santé humaine car ils sont absorbés par les plantes. Les résultats montrèrent que le césium et le strontium se concentrent particulièrement dans les feuilles mais qu’il y en a relativement peu dans la pulpe des raisins, et que la vinification réduit encore ces concentrations. A l’arrivée, on ne retrouve presque pas de césium dans le vin. Mais on trouve presque trois fois plus de strontium dans le vin rouge que dans le rosé, une information à retenir en cas de catastrophe nucléaire !

En revanche, les analyses révélèrent, sur la peau des raisins, d’autres radionucléides : le manganèse 54 et le ruthénium 106, qui ne pouvaient provenir que d’une seule source : les essais nucléaires, qui à l’époque se faisaient à l’air libre (ils furent interdits en 1963, par un traité international que la France ne signera d’ailleurs pas).

En réalité, cette expérience faisait partie d’un programme plus large, mis en place en 1956 dans le cadre d’un partenariat entre le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) et l’Institut National de la Recherche Agronomique (INRA), à une époque où le CEA embauche des agronomes et des vétérinaires pour développer ce qu’ils nommèrent « l’hygiène atomique ». A l’INRA de Versailles, c’est une prairie permanente qui est contaminée au césium et au strontium. Sur les sites INRA de Bordeaux et de Toulouse, ce sont des parcelles de pommes de terre, de salades, de tomates, de poireaux… Tandis qu’à Avignon, on mesure l’impact de l’irrigation des choux-fleurs avec une eau contaminée.

Les expérimentations du CEA semblent avoir été moins motivées par la perspective d’une guerre nucléaire que par la crainte d’un accident sur la toute nouvelle usine de Marcoule, qui produisait le plutonium du programme nucléaire militaire et rejetait des effluents radioactifs dans le Rhône, et par les retombées des essais nucléaires aériens, conduits à l’époque au Sahara. Il est vrai que l’Etat français n’avait jamais vraiment envisagé que la France puisse survivre à une guerre nucléaire. Une situation bien différente de celle d’autres pays, comme l’Union soviétique…

 

Les recherches secrètes de la station agronomique de Kychtym

Septembre 1957. Complexe nucléaire Maïak, quelque part dans l’Oural, au cœur de l’URSS. Le système de refroidissement d’un réservoir de déchets nucléaires, issus de la production de plutonium militaire, tombe en panne. Le réservoir monte en température et explose, propulsant dans les airs son couvercle de 160 tonnes. Huit cent millions de milliards de becquerels de matières radioactives sont propulsés dans les airs, le panache contaminant une zone longue de 300 km de long, couvrant plus de 22 000 km². C’est à l’époque le plus grave accident de l’histoire du nucléaire. Aujourd’hui connue sous le nom de catastrophe de Kychtym, elle est à l’époque tenue secrète. Vingt-deux villages sont rasés et 10 000 personnes évacuées sans que ne leur soit fournie d’explication.

Qu’à cela ne tienne, passé la panique des premiers instants, les autorités réalisent qu’il s’agit d’une formidable opportunité. Dès 1958 est proposée la création d’un institut de recherche en radioécologie. Son objectif sera d’évaluer les conséquences environnementales d’une guerre nucléaire, d’apprendre à vivre en zone irradiée et de trouver des techniques de décontamination. Les débuts sont difficiles, les scientifiques moscovites étant trop effrayés pour se rendre sur place. Mais une station de recherche agronomique est tout de même établie dans un ancien kolkhoze, en embauchant du personnel local.

Des techniques seront mises au point pour décontaminer les sols, en fixant chimiquement les radionucléides dans le sol pour qu’ils ne puissent pas rejoindre les racines des plantes, ou en décaissant le sol et en l’enfouissant dans des décharges. Une charrue spéciale est créée, qui permet de retourner les sols sur 70 cm pour enfouir la radioactivité. Une autre machine permet de couper les racines des cultures pour éviter qu’elles n’atteignent la couche radioactive enfouie. Le maïs et le tournesol sont cultivés en raison de leur capacité à extraire les polluants du sol. La radioactivité du bétail et des différentes cultures est évaluée. On découvre que les légumes feuilles sont particulièrement contaminés tandis que le poulet et le porc sont relativement sûrs. Dès 1960, des cadres de la station de recherche ont suffisamment confiance dans les résultats pour manger des légumes de la zone. Mais puisque la catastrophe n’a officiellement jamais eu lieu, les résultats ne seront pas rendus publics.

 

Un héritage valorisé

La guerre nucléaire n’eut pas lieu, mais les connaissances produites par les agronomes ne furent pas pour autant inutiles. En 1986, l’accident de Tchernobyl relargue de grandes quantités de césium et de strontium, principalement sur la Biélorussie et l’Ukraine, mais aussi sur l’Europe de l’Ouest, où elles sont d’ailleurs toujours détectables dans les sols. A Kychtym, une équipe de spécialistes est mobilisée. Natalia Manzurova est chargée de la partie agricole. En 2013, dans le livre Plutopia, elle raconte à l’historienne Kate Brown comment elle et ses collègues étaient parfaitement préparés à gérer ce type de catastrophe. Mais l’accident de Kychtym était toujours tenu secret, et l’équipe n’était pas autorisée à révéler la source de ses informations. Les autres intervenants et les populations locales accueillirent avec scepticisme ces experts qui semblaient en savoir beaucoup sans pouvoir expliquer pourquoi, ce qui réduisit grandement l’efficacité des mesures préconisées.

Tchernobyl fut une expérience grandeur nature similaire à l’accident de Kychtym. Pour reprendre les mots de Kate Brown, « la seule nouveauté de 1986 était que la catastrophe avait eu lieu devant les caméras ». En URSS comme en Europe de l’Ouest, cela conduit à la mise en place de nombreux programmes de recherche sur l’impact des radionucléides sur les systèmes alimentaires. En France, un premier document à destination des agriculteurs confrontés à la radioactivité fut publié par la FNEA en 1990, avant que ne soit publié un guide d’aide à la décision agricole en cas d’accident nucléaire.

Comme souvent, les chercheurs ne pouvaient pas savoir à quoi serviraient leurs résultats. En 1968, à la fin de la présentation de l’expérimentation de Pech-Rouge, un spectateur demande s’ils pourraient s’appliquer en cas de problème sur une centrale nucléaire, une possibilité fermement écartée par le chercheur, qui considère alors improbable la possibilité d’accident.