L’agroécologie est l’une des principales voies d’avenir de l’agriculture pour concilier production, attentes sociétales et défis climatiques et environnementaux. Les changements à l’œuvre modifient généralement de manière importante les façons de cultiver et le fonctionnement des exploitations. Ces nouvelles pratiques, souvent complexes, nécessitent du temps pour s’adapter et se déployer dans chaque contexte, et encore plus pour produire leurs effets agronomiques.
Augmenter la fertilité des sols ou le niveau de biodiversité peut prendre plusieurs années ou décennies, alors même que les investissements nécessaires pour y parvenir ont déjà été réalisés. C’est le cas de l’implantation de haies ou d’arbres dans les champs, dont les revenus, s’il y a récolte, ne seront perçus qu’au bout de plusieurs années.
Dans le cas des couverts végétaux, outils centraux dans la régénération des sols, aucune récolte, donc entrée d’argent, n’est même envisagée. Pendant ce temps, les producteurs doivent gérer des contraintes économiques urgentes : la trésorerie, les remboursements de prêt, les fluctuations des marchés, les difficultés climatiques… Les investissements nécessaires à l’agroécologie diffèrent donc, pour une grande partie d’entre eux au moins, de ceux, usuellement effectués en agriculture, permettant des bénéfices économiques immédiats.
Un achat de matériel d’irrigation s’amortit certes sur plusieurs années mais produit ses effets dès lors qu’on l’utilise : on peut arroser dès que l’investissement est réalisé. Ce décalage temporel entre les investissements agroécologiques et leurs effets peut être, en cas de trésorerie difficile dans une exploitation, un réel frein à l’adoption de ce type de pratiques.
La valeur économique de l’humus
Par ailleurs, si les coûts de la mise en œuvre de ces pratiques sont parfaitement chiffrables économiquement (du compost, des arbres, des semences de couverts végétaux…), les bénéfices le sont beaucoup plus difficilement. Leur quantification a cependant son importance pour convaincre de la viabilité du changement de pratiques. Il n’est en effet pas évident pour un producteur de mesurer les effets économiques de l’augmentation d’un taux de matière organique, d’une moindre érosion ou d’un niveau accru de biodiversité, même si de nombreuses études le quantifient en théorie.
Jusqu’à preuve du contraire, l’humus ou la biodiversité n’ont pas de valeur économique intrinsèque, alors que l’un et l’autre apportent incontestablement des services à l’agriculture. Ainsi, à situation géographique comparable, le prix de revente du foncier agricole n’est nullement indexé sur la qualité de ce dernier et ne considère donc pas les pratiques mises en œuvre pour le préserver et l’améliorer. Les éventuels bénéfices économiques de l’agroécologie sont imperceptibles pour le banquier ou le comptable qui vont passer les résultats financiers de l’exploitation au crible.
La qualité du sol ou la biodiversité seraient alors considérées comme des éléments à préserver, ayant une valeur financière, et dont la dégradation impacterait la santé économique d’une exploitation.
Quand la comptabilité passe à côté de l’agroécologie ?
Comptablement, et au moins à court terme, on pourrait presque dire que rien, ou pas grand-chose, n’encourage économiquement un agriculteur à s’engager dans les voies de l’agroécologie. Que le sol ou la biodiversité aient été préservées ou dégradées, le résultat économique à la fin de l’année peut être assez similaire. Faire évoluer la comptabilité pour prendre en compte des dimensions de long terme pourrait représenter une piste réelle d’accélération de la transition agroécologique.
Si la rentabilité d’une non mise en œuvre de l’agroécologie peut être positive à court terme, elle peut se révéler très pénalisante à moyen terme. Quid de la santé économique d’une activité agricole sur des terres usées par l’érosion ? A terme, maintenir les rendements à des niveaux permettant la rentabilité risquerait alors de passer par un surinvestissement dans des engrais.
Des voix comme celle de Hélène Le Teno, s’élèvent pour que soient intégrés comptablement à l’échelle d’une ferme des indicateurs permettant d’évaluer sa durabilité sur le long terme. A la notion de « capital financier » représentant la valeur pécuniaire des biens d’une exploitation agricole, s’ajouterait alors celle de capital humain et environnemental. Cette « comptabilité en triple capital » permettrait ainsi « d’intégrer la nécessaire préservation de la ressource pour évaluer la pérennité des activités de production ». Dit autrement, la qualité du sol ou la biodiversité seraient alors considérées comme des éléments à préserver, ayant une valeur financière, et dont la dégradation impacterait la santé économique d’une exploitation.
Rentabiliser le risque agroécologique
Au-delà de cette proposition de « révolution comptable », la question qui se pose est celle de la sécurité économique que pourra apporter l’agroécologie, en particulier dans un contexte accru de changement climatique. Ce dernier se matérialise en partie par une succession de phénomènes atypiques : une pluviométrie importante en peu de temps, des températures très élevées, des sécheresses prolongées, etc. Des sols vivants, pourvus en matière organique, seront incontestablement un atout dans ce contexte, tout comme des productions diversifiées.
Le coût de la non mise en œuvre des pratiques agronomiques permettant d’encaisser ces chocs climatiques sera à terme bien plus élevé que les investissements réalisés au démarrage. Par ailleurs, les attentes sociétales pour que l’agriculture œuvre à stocker du carbone dans les sols ne vont aller qu’en augmentant. A ce titre, rémunérer les agriculteurs pour prendre soin du climat et de l’environnement, en plus de nourrir la population, leur permettra de concilier les impératifs économiques de court terme et les enjeux de long terme. Les Paiements pour Service Environnementaux et les Crédits Carbone en sont des illustrations.
Tous les moyens permettant à l’agroécologie de trouver ses voies de rentabilité seront bienvenus pour accélérer la transition. Il nous faut inventer dès à présent une réelle économie de l’agroécologie pour s’assurer de son rapide déploiement tout en le sécurisant, pour que le changement de pratiques désiré par la société ne soit plus perçu comme un risque.