Les céréales, à l’origine de l’impôt

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Dans son dernier livre, le politologue américain James C. Scott entreprend d’établir une « agro-écologie des premiers États ». Il y démontre l’importance historique des céréales, ces plantes idéales pour la collecte de l’impôt en nature, et donc pour l’apparition de l’État.
Les céréales, un impôt par excellence puisque mesurable

Le passage de la cueillette à l’agriculture, du nomadisme à la sédentarité, le développement des villes et de l’administration : autant d’étapes qui marquent le progrès de l’humanité vers d’avantage de bonheur, de confort et d’émancipation.

Ou du moins, voilà résumée l’histoire que les humains se racontent ! Cette histoire, le politologue et professeur à l’université de Yale James C. Scott l’appelle « le récit standard de la civilisation ». Et il entreprend de le réécrire méthodiquement dans Homo Domesticus : Une histoire profonde des premiers États (Ed. de la Découverte), dont la version française vient tout juste d’être publiée.

L’ouvrage se focalise sur la Mésopotamie, région où l’agriculture apparaît à partir de -8 000, et où sont fondées certaines des premières villes du monde, comme la cité d’Uruk vers -4 000. Cette région est particulièrement bien connue grâce à de nombreuses fouilles archéologiques et grâce à l’importante documentation écrite laissée par les cités, et souvent liée à la gestion de l’irrigation ou des stocks de grains.

Une tablette de comptabilité de la cité-État mésopotamienne d’Uruk, enregistrant une livraison de céréales vers -3 000

Les céréales, l’impôt par excellence

Pour Scott, qui ne cache pas ses convictions anarchistes, l’État est avant tout une structure qui permet de taxer une population travailleuse pour en extraire de la richesse au profit d’une élite plus ou moins oisive. En pratique, l’État va collecter les produits agricoles sur le territoire qu’il contrôle et les transporter jusqu’à la capitale pour nourrir l’élite. Mais tous les produits agricoles ne sont pas également taxables et pour Scott, seules les céréales peuvent constituer la base d’un système de taxation efficace car elles sont « visibles, divisibles, mesurables, stockables, et transportables ».

Divisibles et mesurables, car la taxe s’exprime généralement sous la forme d’une fraction ou d’un pourcentage de la récolte, par exemple 10 %. Le blé, qui se comporte presque comme un liquide, peut être mesuré plus facilement par son volume que par son poids : il suffit pour cela d’un pot dont le volume est connu. C’était la méthode utilisée en France sous l’ancien-régime, où l’église collectait la dîme, variant d’un cinquantième à un huitième du volume de la récolte de céréales suivant les régions, et où le collecteur disposait d’un récipient servant d’étalon pour la mesure. Ce qui est possible avec les céréales est plus compliqué avec les tubercules : il est plus difficile d’établir le volume d’une pomme de terre et s’il faut collecter 10 % d’une récolte de manioc, il faudra probablement couper en deux quelques tubercules, ce qui provoquera leur pourrissement à brève échéance.

Visibles, car il faut que le percepteur puisse les observer quand il vient prélever les taxes. Ceci exclut les cultures souterraines comme le manioc, l’igname ou la pomme de terre : les paysans pourraient se contenter d’éliminer les parties aériennes et, comme les tubercules se conservent très bien dans le sol, aller en déterrer quelques-uns lorsqu’ils en ont besoin tout en prétendant au percepteur qu’ils n’ont rien produit. Les céréales possèdent aussi une autre visibilité : elles ont une croissance dite déterminée. Toutes les graines portées par la plante se forment et mûrissent à peu près au même moment, et toutes les plantes du champ sont mûres pour la récolte à la même période de l’année. Le percepteur peut donc prévoir le moment de la récolte et se rendre dans les campagnes au moment de la moisson, ce qui compliquera la dissimulation d’une partie de la récolte par les paysans. À l’inverse, les légumineuses comme les pois, les lentilles ou les fèves, ont une croissance indéterminée : elles produisent continuellement et simultanément des graines et des fleurs. Il est théoriquement possible de collecter des graines au fur et à mesure de leur maturation sans détruire la plante, forçant le percepteur à sous-estimer le rendement lors de son passage. De fait, les légumineuses n’ont jamais été la cible principale des systèmes de taxation anciens.

Transportables enfin, car les produits taxés doivent être transportés jusqu’au palais royal ou au temple qui forme le centre de l’État. Etant donné les difficultés du transport terrestre aux époques préindustrielles, cette étape est extrêmement limitante, et le territoire contrôlé par l’État va se limiter à la distance qu’il est possible de parcourir sans que l’énergie dépensée pour le transport soit supérieure à l’énergie contenue dans la récolte transportée. Là encore, les céréales présentent un avantage sur les tubercules : un kilogramme de céréales, ne contenant que 15% d’humidité, aura un contenu en énergie largement supérieur à un kilogramme de pommes de terre, composé principalement d’eau.

Tous les États qui se sont développés avant l’époque moderne étaient basés sur une céréale : les États méditerranéens et européens sur le blé, l’orge et le seigle ; les États asiatiques sur le riz ; les empires aztèque et inca sur le maïs, etc. Ce lien entre les structures étatiques et la taxation de la récolte des céréales est un trait caractéristique du régime féodal en France où les paysans vont continuellement tenter d’échapper à la taxation des céréales, en cachant une part de leur récolte, en contestant la méthode de mesure ou en plantant des cultures qui ne sont pas taxables (légumineuses, en particulier). Ce n’est pas un hasard si James C. Scott est aussi un fin connaisseur des luttes paysannes contre l’impôt en France, qu’il a abordées dans Decoding Subaltern Politics : Ideology, Disguise and Resistance in Agrarian Politics (non traduit en français).

Mesure de la dîme du XVème siècle (Musée du Léon, Lesneven). © Moreau.henri CC BY SA 4.0

Des guerres pour s’approprier la population

Si les États sont des machines à taxer la population, alors plus un État sera peuplé plus il sera riche. En revanche, il n’y a pas d’intérêt pour les paysans à vivre sur un territoire qui ajoute aux fatigues de l’agriculture celles de la taxation. Les paysans vont donc continuellement tenter de fuir, soit pour rejoindre des zones hors de contrôle, soit pour retourner à des modes de vie moins pénibles, comme la cueillette ou l’élevage. En parallèle, la concentration de populations au sein de l’État, ajoutée aux routes commerciales, favorise la diffusion des maladies et les épidémies. Au final, les États ont un bilan démographique négatif : la mortalité est supérieure à la natalité. Il ne faut pas oublier que des villes comme Paris, Londres ou Rome connaîtront une situation analogue jusqu’à la fin du XIXème siècle et ne devront leur croissance démographique qu’à l’exode rural qui compensera la mortalité liée aux maladies.

En conséquence, les États vont devoir mettre en place des mécanismes pour maintenir et accroître leur population, aux premiers rangs desquels l’esclavage, et surtout les guerres incessantes entre cités-États mésopotamiennes, dans lesquelles le vainqueur n’annexe pas le territoire de l’ennemi, mais capture sa population et la déporte sur son propre territoire.

 

« L’âge d’or des barbares »

Mais d’après Scott, jusque vers 1600, la majorité des êtres humains vivaient hors de la portée de l’État et de son système de taxation, que ce soit dans les grandes prairies du centre de l’Asie et de l’Amérique du Nord, dans les forêts tropicales, dans les marais et les mangroves, dans les hautes montagnes (en particulier dans la chaîne himalayenne) ou dans la toundra arctique, parce qu’ils occupaient des écosystèmes où la culture des céréales était impossible et laissait place aux tubercules ou à l’élevage. L’État pouvait bien y mener des expéditions militaires pour soumettre momentanément les populations, mais il ne pouvait pas y installer d’administration pérenne, faute de production agricole facilement taxable. Cela signifiait qu’il y avait toujours un « dehors » où pouvaient se réfugier les paysans, les esclaves ou les serfs en fuite. En France au haut moyen-âge, entre la chute de l’Empire romain et les grands défrichements postérieurs à l’an 1 000, ce rôle du dehors sera joué par certaines grandes forêts dont les sols n’étaient pas cultivables avant l’invention de la charrue, et qui serviront de refuges aux serfs en fuite. Au XIXème siècle, certaines zones humides du sud des Etats-Unis, comme le Grand Marais Lugubre, continueront à jouer ce rôle pour les esclaves en fuite.

Au-delà des zones incontrôlables, ces premiers États avaient une tendance à s’effondrer régulièrement, sous le joug des invasions barbares, des épidémies ou des révoltes. Les chroniqueurs du haut moyen-âge, sur les témoignages desquels les européens modernes ont basé leur vision de l’effondrement de l’empire romain, étaient particulièrement choqués par la régression des céréales et la progression de l’élevage. Ils étaient pour eux le symbole de la régression de la civilisation romaine et du triomphe de la barbarie. Mais peut-être que pour la majorité de la population, cette époque d’effondrement était un âge d’or.

L’histoire des États telle que la raconte Scott est certainement perfectible mais elle a le mérite de remettre en cause l’histoire telle que nous la voyons au-travers des yeux des chroniqueurs romains ou des scribes mésopotamiens. Car, comme le rappelle Scott, l’histoire est « la plus subversive des disciplines ».