Yuna Chiffoleau : “Manger au temps du coronavirus”

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Directrice de recherche en sociologie économique à l’INRAE et co-animatrice du RMT Alimentation locale, Yuna Chiffoleau est l’une des rares chercheuses françaises experte dans le domaine des circuits courts et de proximité. Un an après le premier confinement, elle revient pour Graines de Mane sur l’enquête inédite qu’elle a co-dirigée en 2020, “Manger au temps du coronavirus”.
Pourquoi les circuits courts alimentaires ont-ils suscité un tel intérêt pendant la crise ?

Cette crise a engendré une prise de conscience. Les producteurs en circuits longs, les consommateurs et les collectivités ont mieux perçu la fragilité du système alimentaire agro-industriel dépendant de chaînes complexes et lointaines d’approvisionnement. A l’inverse, ils ont aussi mieux perçu les intérêts des circuits courts, en matière de qualité des produits, de transparence, de soutien aux producteurs locaux…

Quels changements de pratiques avez-vous observé chez les consommateurs ?

Le confinement a eu un impact notable sur les pratiques des consommateurs. Nous avons observé une envie d’agir et une volonté chez les consommateurs de reprendre la main sur leur consommation. Les producteurs en circuits courts ont tout de suite vu leur clientèle s’élargir. Les Amap se sont ouvertes à de nouveaux consommateurs, les gens se sont regroupés entre voisins, dans leurs quartiers ou dans leurs villages pour faciliter, organiser leur approvisionnement alimentaire. Ils ont créé des groupements d’achat, se sont organisés avec l’appui de What’s app, par exemple, alors qu’ils n’étaient pas du tout dans ce mode de consommation. Et certains de ces réseaux perdurent.
Ce sont notamment des consommateurs issus des classes moyennes et des classes moyennes basses qui se sont investis sur ce sujet. Beaucoup par solidarité au début, notamment des ouvriers qui ont vu les marchés fermés et ont voulu soutenir les producteurs mais aussi des personnes précaires qui voulaient soutenir les agriculteurs qui se précarisaient eux-mêmes. En milieu rural, on a observé des familles à revenus modestes qui avaient l’habitude de réaliser leurs achats dans les hard discount et qui se sont tournées vers les fermes près de chez elles.
En somme, les circuits courts ce n’est pas qu’une histoire d’agriculteur d’un côté et de consommateurs de l’autre, c’est bien une aventure partagée.

Quels changements ont été visibles chez les agriculteurs et les institutions ?

De leur côté, les agriculteurs ont fait part d’agilité et de créativité, ce qui d’ailleurs est une des caractéristiques des circuits courts. Beaucoup de choses s’inventent en effet dans ces circuits, sur le plan technique, agronomique, technologique, mais aussi au niveau marketing, commercial…
Cette agilité et cette créativité s’expliquent en partie par le fait que les circuits courts accueillent des profils de producteurs qui ont des origines et un passé professionnel non agricoles. Ces “neo-paysans” ont d’ailleurs une influence notable sur le reste de la profession.
Du côté des institutions, le grand changement est désormais que toutes les collectivités, ou presque, veulent accélérer le développement des circuits courts et de l’agriculture de proximité. Alors que nombre d’entre elles n’avaient pas cette politique en ligne de mire et pensaient que ce type d’alimentation était réservée aux “bobos”, que ça ne les concernait pas. La crise a été un choc, elles ont décidé de s’y mettre.

 

Photographie de « Le cul salé » licence CC. Source : CC search

Durant cette période, le numérique a pris une grande place dans nos quotidiens. Cela a t-il été aussi le cas dans le monde du circuit-court ?

C’est effectivement un outil qui a pris une dimension plus importante, avec des producteurs et des consommateurs qui en ont adopté l’usage. Cependant, il faut faire attention parce que tout ne se numérise pas. Dans les circuits courts les rencontres humaines ont une importance primordiale. Le numérique est un facilitateur, mais il doit rester à sa place. Il ne s’agit pas de penser que le développement des circuits courts passera intégralement par le numérique, surtout dans le cas où l’on envisage ce mode de commercialisation comme un levier de la transition agroécologique qui suppose du dialogue et des apprentissages.
De plus, alors que d’un côté, ce mode de commercialisation en circuits courts permet d’émanciper les producteurs, ils risquent de l’autre de perdre en autonomie en se rendant dépendants des “fournisseurs du numérique”.
Toutefois, c’est rassurant d’observer que des acteurs du numérique libre comme “cagette.net” et “Open Food france”, défendant une économie des communs, ont très bien fonctionné pendant le confinement – ce qu’on a vu d’ailleurs aussi en Australie par exemple -. Ce qui n’empêche pas un certain nombre de plateformes orientées vers le profit de progresser également. Les consommateurs doivent rester vigilants et chercher à savoir qu’il y a derrière ces outils numériques, quelle est la marge et à qui elle profite, comment sont prises les décisions, etc.

Un an après, ces changements de pratiques ont-ils perduré ?

Chaque crise sanitaire ou de confiance – les lasagnes au cheval, par exemple – ramène des consommateurs vers ces circuits et chaque crise économique amène des producteurs à diversifier leurs débouchés et à s’intéresser à ces modes de vente.
La succession des crises et leur accélération risquent d’avoir des effets durables sur les comportements.

Aujourd’hui, on observe que les producteurs ont globalement d’avantage de clients de proximité qu’avant.
Certains clients ont pris des habitudes, tissé des liens et d’autres continuent de s’approvisionner en circuits courts pour éviter la contamination en allant au supermarché.

Puis la prise de contact, l’envie d’agir, la prise de conscience au niveau des collectivités laissent forcément des traces.

Cette crise a clairement mis en évidence un boom des circuits courts. Mais nous évoluons dans un système mondialisé, les circuits courts sont loin de pouvoir couvrir tous nos besoins…

Il ne s’agirait pas de penser que tout le monde devrait manger local car nous serions tout aussi fragiles.

Je défends l’idée d’un rééquilibrage entre le local, le global, le court, le long.

Pour y parvenir, il faudrait une politique d’investissement, une sorte de plan Marshall du circuit court. Mais sans le concevoir de manière idéologique, en pensant que les circuits courts vont remplacer les circuits longs. Le mot clé c’est la résilience alimentaire, c’est-à-dire la capacité à assurer la sécurité alimentaire dans un contexte de perturbations. Cette résilience suppose une diversité des modèles agricoles et des circuits de commercialisation, également parce que les changements de pratiques naissent d’une confrontation de modèles. Mais il faut une politique d’investissement massif pour qu’il y ait un rééquilibrage entre les modèles. Il est d’ailleurs très dommage que le plan de relance actuel ne soit pas à la hauteur à ce sujet.

Quel serait votre plan Marshall des circuits courts ?

Il faut investir de façon structurelle. D’abord, débloquer du foncier agricole, car pour l’instant il va plutôt à l’agrandissement des exploitations et aux circuits longs. Ensuite, il est primordial d’organiser une logistique de proximité, en mettant par exemple des hangars aux portes des villes pour aider les producteurs à stocker leurs produits. Il faut encourager une plus grande prise en compte des circuits courts dans la formation des agriculteurs mais aussi des artisans, des restaurateurs, etc., et enfin davantage soutenir la recherche sur ces sujets. Nous sommes encore très peu à nous y intéresser dans le monde de la recherche et nos moyens sont extrêmement limités.