Chaque jour, un français mange en moyenne 125 grammes de pains, contre 750 à 900 grammes à la fin du XIXème siècle. Au début du XXème siècle, on dénombrait en France 40 000 moulins, contre seulement un peu plus de 400 en 2015[1]. La proportion de blés de pays, c’est-à-dire de variétés locales sélectionnées au fil du temps par les paysans, est passée de quasiment 100% au milieu du XIXème siècle à seulement 20% un siècle plus tard avec le développement de la sélection industrielle. Sans avoir forcément de liens entre eux, ces chiffres montrent l’importance des bouleversements dans la filière de la boulangerie en l’espace de quelques décennies.
L’évolution de l’aspect des pains au fil du temps est en ce sens un très bon indicateur de ces changements. La baguette à la mie blanche que nous connaissons aujourd’hui et qui représente 70% de la consommation journalière de pain, n’a, en effet, pas toujours été la star des boulangeries. Avant d’être blanc et en baguette, le pain a longtemps été noir et en forme de boule. « D’abord réservé aux classes sociales supérieures, le pain blanc a commencé à se répandre dans les classes ouvrières parisiennes dès le XVIIIème siècle pour continuer à se propager dans les villes et jusque dans les campagnes durant la première moitié du XIXème siècle » détaille ainsi Marie Astier dans son livre Quel pain voulons-nous ?. La conquête du pain blanc très aéré sur nos tables s’est confirmée au milieu des années 50, grâce à de nouvelles techniques de pétrissage intensif effectuées en machine.
Cinquante nuances de pains
Mais au fait, qu’est ce qui donne au pain sa couleur ? Arrêtons-nous un instant sur les procédés de fabrication qui le concernent. Le pain, c’est d’abord une céréale, le plus souvent du blé, transformée en farine par un meunier. Le choix de la variété de blé a une incidence majeure sur la facilité de panification. Aujourd’hui les blés sont sélectionnés non seulement pour leurs performances agronomiques, mais également pour ce que les professionnels appellent leur « force boulangère ». Ce paramètre traduit l’élasticité de la pâte boulangère (un mélange d’eau et de farine). Comme tout est souvent affaire de lettres, cette force boulangère est connue sous le nom de W. Un W de 180 minimum est généralement demandé dans les filières de boulangerie, là où les variétés d’il y a 50 ans se contentaient d’un W de 80.
Outre le W, une autre lettre importe dans la panification : c’est le T, qui traduit le degré de raffinage de la farine. Il correspond en réalité au taux de cendre restant après calcination d’un échantillon de farine, qui est proportionnel à sa concentration en minéraux. Une farine blanche correspond à une T45 : ce type de farine est dit pur, car le meunier aura enlevé l’enveloppe externe du grain de blé, le son, contenant l’essentiel des minéraux. Ne restera que le cœur du grain, constitué d’amidon. A l’inverse, une farine complète, de couleur plus sombre, contiendra l’essentiel des minéraux contenus dans le son, et sera notée T130. Enfin, le pain a ensuite besoin de fermenter pour lever et prendre ses arômes, par le travail des bactéries. La pratique la plus courante pour cela est l’utilisation de levure déshydratée, alors qu’historiquement, cette étape se faisait avec du levain naturel, ajouté à la pâte le jour de la panification. Le levain est issu de la fermentation, provoquée par les bactéries naturellement présentes sur l’enveloppe des grains, d’un mélange de farine, d’eau et de sel.. Si, comme nous le verrons par la suite, le levain présente des avantages nutritionnels indéniables, il se révèle être plus contraignant pour le boulanger, étant une matière vivante et fragile, dont les variations peuvent rapidement altérer la qualité du pain.
Vers une standardisation de la production ?
Si la grande majorité des boulangers n’utilisent pas de levain, ils sont tout de même nombreux à être adeptes des améliorants. Ces derniers sont ajoutés dans les farines afin de permettre aux boulangers de s’assurer d’une qualité constante de pain et d’un temps de production raccourci. Il s’agit par exemple de l’acide ascorbique, qui rend la pâte encore plus résistante au pétrissage mécanique, mais également du gluten ajouté ou d’enzymes, qui permettent d’accélérer les réactions chimiques, et ainsi le temps de fabrication du pain. Des mélanges tout prêts de tous les ingrédients nécessaires pour faire le pain, appelés mix, sont même très couramment proposés aux boulangers, en particulier à ceux faisant partie de chaînes commerciales. Cela leur permet ainsi de proposer les mêmes produits aux quatre coins de la France.
Face à l’explosion des additifs et à la possibilité de leur rejet par les consommateurs, la filière boulangère française a réagi en 1993 en obtenant un décret permettant de réglementer la composition du pain au levain et du pain de tradition française. Dans ce dernier, les seuls ingrédients autorisés sont la farine, le sel, l’eau, le levain ou la levure, une liste très restreinte d’additifs naturels (farine de soja ou de fève, malt de blé, gluten et levure désactivée), ainsi que l’amylase fongique permettant l’assouplissement de la pâte en début de cuisson. Certains, comme Christian Rémésy, nutritionniste et directeur de recherche à l’INRA, considèrent qu’au-delà du décret de 1993, il est nécessaire d’aller beaucoup plus loin pour rendre au pain toute sa saveur. Le développement d’une sélection de variétés de blé gustatives et nutritives, la limitation du pétrissage à sa plus simple expression, la généralisation de farines semi-complètes sont autant de pistes d’amélioration de la qualité du pain.
[1] Dans Quel pain voulons nous, M.Astier, Editions du seuil