« Nous voulons des coquelicots » : l’appel a été lancé par un groupe d’une quinzaine de citoyens, parmi lesquels Fabrice Nicolino, journaliste écologiste et François Veillerette, président de Générations Futures, une association environnementaliste très impliquée sur les questions agricoles. Cet appel a pour ambition d’initier un « véritable mouvement populaire pacifique » en exigeant « l’interdiction de tous les pesticides (de synthèse) ». Pour justifier une telle demande, les effets sanitaires et environnementaux négatifs des pesticides sont mis en avant. Fort de ce constat, les initiateurs de l’appel plaident pour le retour des fleurs sauvages et des coquelicots dans les champs, symboles à leurs yeux d’une agriculture plus respectueuse de l’environnement. Si le souhait d’un développement de pratiques agricoles plus écologiques et moins consommatrices de pesticides ne peut qu’être largement partagé, le « mouvement des coquelicots » occulte néanmoins plusieurs questions indispensables et complexes pour engager une véritable transition agroécologique.
Nous ne voulons (pouvons) pas écarter le défi de la production
Revenons tout d’abord sur cet appel et son étendard : le coquelicot. L’esthétique de cette plante dans les champs de céréales est indéniable, mais sa présence ouvre le débat plus large de la productivité en agriculture. Le coquelicot, longtemps vu uniquement comme gênant (un pied de coquelicot contient entre 50 000 et 200 000 graines) est aujourd’hui considéré comme une plante capable de rendre des services environnementaux, comme nombre d’autres « mauvaises herbes ». Néanmoins, vouloir des coquelicots ne doit cependant pas empêcher l’agriculture de remplir sa mission première : produire durablement de la nourriture en quantité satisfaisante pour tout le monde. D’ici 2050, les besoins alimentaires au niveau mondial auront augmenté de l’ordre de 70%, tout en affrontant l’immense défi du changement climatique, de la diminution de la biodiversité et de la perte en qualité d’une partie des terres. Passer du productivisme, condamné pour sa non-durabilité, à l’excès inverse risquerait de se révéler une erreur tout aussi dommageable. Les agriculteurs, bio comme non bio, pour sécuriser leurs revenus et leurs productions auront donc besoin de limiter la présence de mauvaises herbes dans leurs champs, tout en sortant d’une logique de tolérance zéro vis-à-vis d’elles.
Nous voulons des vers de terre
Si la suppression des pesticides de synthèse est la revendication majeure de l’appel, la réflexion agronomique pour bâtir les systèmes de demain ne peut se limiter à cet aspect. On peut déplorer dans la démarche des coquelicots un grand absent : le sol. Ce dernier sera pourtant l’un des piliers majeurs d’une agroécologie capable de produire tout en préservant l’environnement. L’érosion ou l’épuisement des sols condamnent chaque année 10 milliards d’hectares de terres cultivables. Parce qu’ils sont souvent trop labourés et laissés trop longtemps à nus, les sols perdent leurs éléments les plus fertiles. L’agroécologie de demain, bien plus que de préserver les coquelicots, visera à régénérer la qualité des sols. Pour cela, rien de tel que de protéger les micro-organismes et les vers de terre qu’ils contiennent. Ces derniers sont de véritables ouvriers au service des agriculteurs. En se déplaçant, ils creusent des galeries permettant à l’eau et aux racines de s’infiltrer en profondeur, aux sols d’être plus résistants à la sécheresse et aux racines d’aller puiser des éléments minéraux en profondeur qui nourriront les plantes. Protéger les vers de terre est donc essentiel pour des sols et des plantes en bonne santé.
Nous voulons une agriculture écologiquement intensive
Pour répondre aux attentes sociétales et aux défis environnementaux, nous avons besoin d’une agronomie pensée dans sa globalité. Considérer la question uniquement en termes de pesticides revient à passer à côté de l’incroyable complexité des systèmes agroécologiques de demain. Le travail du sol, consommateur de pétrole, sera en grande partie remplacé par les vers de terre et nécessitera une couverture des sols la plus permanente possible. Cette dernière permettra non seulement de stocker du carbone, d’atténuer le réchauffement climatique, mais nourrira également les vers de terre et autres habitants souterrains. Les couverts végétaux auront également pour but de limiter la progression des mauvaises herbes et ainsi de réduire l’emploi d’herbicides. Les engrais chimiques azotés seront en grande partie remplacés par des légumineuses, ces plantes capables de fixer naturellement l’azote atmosphérique. Le phosphore, actuellement issu de mines qui risquent d’arriver à épuisement d’ici cent ans, sera apporté aux plantes par des arbres, qui, réintroduits dans les parcelles, puiseront les éléments minéraux en profondeur. Des mycorhizes, champignons en symbioses avec les plantes aideront également ces dernières à mieux se nourrir. La réintroduction d’élevages de proximité participera enfin à l’équilibre agro-écologique des territoires. Loin d’être une agriculture du « laisser faire », l’agriculture de demain sera intensive dans son amplification des phénomènes naturels, son utilisation de ressources renouvelables et dans les connaissances qu’elle mobilisera.
La réponse agricole aux défis sanitaires, démographiques, environnementaux ou climatiques ne pourra pas s’envisager avec des solutions et des discours simplistes, miroirs d’une vision manichéenne de l’agriculture.
Nous voulons sortir d’une vision manichéenne de l’agriculture
Aucun système agricole n’est irréprochable. L’agriculture parfaite peut être rêvée, elle n’est que rarement pratiquée et praticable. Il sera toujours possible de condamner un système agricole, même biologique, même agro-écologique, en l’appréhendant par une clé d’entrée qui ne reflète pas toute sa complexité et les perspectives qu’il apporte. On pourrait alors très bien condamner l’agriculture biologique pour son utilisation encore trop importante de cuivre, métal lourd très dommageable pour le sol mais aussi potentiellement pour les poumons et le foie des agriculteurs, alors qu’elle prouve qu’il est possible de produire avec très peu de pesticides. De la même manière, il serait tout aussi dommageable de condamner l’agriculture de conservation, qui ne travaille pas les sols, du fait qu’elle utilise encore (un peu) d’herbicides alors même qu’elle démontre que l’on peut produire en quantité tout en protégeant les sols. Ces deux exemples de systèmes agronomiques, forcément imparfaits dans leur état actuel, ouvrent en revanche des perspectives incroyablement excitantes pour le futur. Les enjeux sanitaires autour de la réduction des pesticides, rappelés par l’actualité récente, doivent évidemment être une des priorités des acteurs du monde agricole et la recherche d’alternatives à leur utilisation l’axe structurant des politiques alimentaires à venir. La réponse agricole aux défis sanitaires, démographiques, environnementaux ou climatiques ne pourra pas s’envisager avec des solutions et des discours simplistes, miroirs d’une vision manichéenne de l’agriculture. En agriculture, comme dans beaucoup de domaines, les discours de transition sont souvent plus efficaces que les paroles de rupture, si tant est qu’ils ne soient pas un prétexte pour ne rien changer. Il serait donc temps de dire que nous voulons des coquelicots, mais également des vers de terre et les moyens adéquats pour bâtir les connaissances scientifiques pour les agroécologies de demain.