Vous pratiquez sur votre exploitation l’ « agriculture de conservation », qui consiste à mettre la préservation des sols au cœur des pratiques agricoles. Comment en êtes-vous arrivé à cette agriculture ?
Au départ, c’est la contrainte économique – le fait de devoir rembourser le prêt de la banque pour mon installation – qui m’a poussé vers l’agriculture de conservation, appuyée par un diagnostic agronomique. En effet, malgré l’apport d’engrais minéraux, certaines plantes ne poussaient plus sur mes parcelles. Je me suis alors progressivement intéressé à mes sols au gré de rencontres et de discussions avec des collègues agriculteurs, comme Frédéric Thomas, ou des chercheurs comme Lucien Séguy. J’ai alors compris l’importance de restaurer la vie biologique des sols pour construire des systèmes agronomiques durablement productifs. Ces personnes m’ont fait prendre conscience que l’on pouvait faire pousser des plantes sans jamais travailler le sol, ce qui est une véritable révolution en agriculture, où l’on a toujours labouré pour éliminer les « mauvaises herbes ». J’ai donc commencé par abandonner le labour notamment parce que j’avais des terrains très en pente et donc fortement sensibles à l’érosion. Puis progressivement, j’ai banni tout travail du sol sur mon exploitation et je suis entré dans ce que l’on appelle l’agriculture de conservation, en apprenant de mes échecs et des discussions précieuses avec d’autres praticiens.
Pourquoi avoir ensuite entamé une conversion de votre exploitation à l’agriculture biologique, dont on connaît la dépendance au travail du sol pour gérer les mauvaises herbes ?
J’avais alors une bonne maîtrise technique de mon système agroécologique, remis la protection du sol au cœur de mes pratiques et la diversité des cultures dans mes parcelles. Néanmoins, je sortais le pulvérisateur régulièrement pour épandre des herbicides. Ne plus du tout travailler le sol impose en effet de se passer d’un moyen efficace de contrôle des plantes indésirables, et donc de devoir les contrôler chimiquement. La difficulté en bio consiste donc à ne pas travailler le sol et réussir la gestion de ces « mauvaises herbes ». La réalité est qu’il y a encore eu très peu de recherche et d’expérimentations sur la conciliation entre l’agriculture biologique et l’agriculture de conservation. Il est en effet très compliqué pour les agriculteurs d’assumer économiquement les risques associés à l’expérimentation de l’agriculture biologique de conservation des sols, qui est une technique incroyablement complexe. Aujourd’hui, je mène la majorité de mon exploitation avec, par réalisme, un minimum de travail du sol pour contrôler les mauvaises herbes, mais toujours sans labour, et un maximum de couverture par des végétaux. Ce compromis me permet d’assurer économiquement la viabilité de mon exploitation. Sur une autre partie de mes terres, j’essaie d’aller plus loin : ne plus du tout travailler les sols. Bien sûr, vu la complexité du défi, je ne réussis pas à tous les coups mais je ne perds jamais : soit je gagne, soit j’apprends, pour emprunter la formule de Nelson Mandela.
Concrètement, à quoi ressemblent vos champs en agriculture biologique de conservation ?
En agriculture de conservation bio, il faut que le sol soit au maximum occupé par des plantes que l’on a choisies, sinon ce seront d’autres, indésirables, qui prendront la place. On va par exemple compter sur le paillage, c’est-à-dire la couverture du sol par les résidus de plantes. Ce paillage va jouer un effet écran et empêcher la germination des graines de plantes indésirées présentes dans le sol. Autre technique : le « relay-cropping ». Cela consiste à insérer dans une culture, avant même sa récolte, celle qui lui succèdera. On peut par exemple semer entre les rangs d’un maïs déjà développé, un trèfle qui continuera de croître une fois le maïs récolté. On peut aussi semer des cultures en association, par exemple un blé et un trèfle, en ne sachant pas à l’avance laquelle des deux prendra le dessus sur l’autre. Sans herbicide, il sera en effet impossible de contrôler la croissance du trèfle pour favoriser le blé. La clé de la réussite de cette technique en bio réside, dans mon système, sur la présence d’un élevage grâce auquel je suis sûr de valoriser économiquement ma récolte. Si le blé est beau, je le vends dans des filières de panification. Si le trèfle s’est trop développé, je le fais pâturer par mon troupeau ou j’en fais du foin. Sans élevage, je ne pourrai pas me permettre de sécuriser l’incertitude inhérente à des systèmes d’agriculture de conservation sans herbicide.
Vous parlez de l’usage des herbicides dont vous vous passez aujourd’hui. Comment voyez-vous les débats actuels sur le glyphosate, vous qui l’avez utilisé à vos débuts en agriculture de conservation ?
C’est pour moi un sujet piège, à tel point que je me suis fait avoir dans certains reportages où l’on a affirmé en voix off ce que je n’avais jamais dit. Il est idiot de créer, par la polémique autour du glyphosate, des clivages médiatiques inutiles entre agriculteurs insérés dans des démarches de progrès. Scientifiquement, il n’y a pour le moment pas de consensus sur la cancérogénicité du glyphosate pour l’homme. Par contre, ce dont on est sûrs, c’est que le glyphosate rentre essentiellement dans notre alimentation non pas par les agriculteurs, qui, faut-il le rappeler, ne l’épandent jamais sur les cultures récoltées en France, mais par l’importation d’OGM. Ces OGM, venus notamment d’Amérique du Sud, vont ensuite nourrir une grande partie du bétail français. On retrouve aussi de nombreux résidus dans l’eau que nous buvons, mais dont l’origine n’est majoritairement pas issue des usages en agriculture de conservation. Le problème pour moi n’est donc pas de débattre jour et nuit du glyphosate, mais plutôt du système d’alimentation que l’on veut concevoir. Je considère que du glyphosate utilisé avec parcimonie dans des systèmes d’agriculture de conservation des sols contribue à la construction d’un système d’avenir qui permettra de s’en passer un jour. Il est plus important de basculer la ferme France en agriculture de conservation des sols qu’en système « zéro-glypho ». Beaucoup d’agriculteurs ont encore besoin de cet herbicide dans le cas précis d’une agriculture sans travail du sol et avec couverture intégrale. Pour limiter l’utilisation de ce produit à ses seuls usages les plus pertinents, c’est-à-dire en agriculture de conservation, on pourrait multiplier son prix par dix et utiliser l’argent ainsi récolté pour la recherche et le développement d’alternatives.
A propos de recherche et développement, comment pourrait-on accompagner et favoriser le développement des agricultures de conservation bio et non bio selon vous ?
Il faudrait agir à une échelle territoriale pour étudier la mise en œuvre et les effets des changements de pratique à grandes échelles. En premier lieu, il faut lever les freins matériels et psychologiques au développement de l’agriculture de conservation des sols. La meilleure chose à faire serait d’aider massivement les exploitations à investir dans le matériel adapté à ces techniques. Ensuite, il faut travailler sur la sélection de plantes de couverture des sols qui sont capables de séquestrer de grandes quantités de carbone afin de les stocker durablement dans le sol et non dans l’atmosphère. Il faudrait ensuite orienter davantage les élevages vers le pâturage. C’est, comme on l’a vu, une condition centrale dans le développement de systèmes biologiques d’agriculture de conservation. Parallèlement à cela, il faudra nécessairement inciter les consommateurs à manger moins de viande, mais de meilleure qualité à des prix plus élevés afin de valoriser ces élevages agroécologiques. Enfin, il faut développer considérablement les réseaux de partages d’informations entre agriculteurs. Nous n’avons plus le choix, il faut agir !