Gly-pho-sate ! Pas une semaine, ou presque, sans que le désherbant ne soit évoqué dans les débats agricoles, comme si ces derniers ne se résumaient qu’à sa seule utilisation. Suite à la volonté d’Emmanuel Macron d’interdire l’usage de ce produit d’ici trois ans en France, le gouvernement a lancé fin novembre un site internet dédié. Censé recenser les initiatives d’agriculteurs ayant sauté le pas, il semble tout droit se diriger vers un fiasco. Quelques semaines après sa mise en ligne, seuls deux agriculteurs s’y sont engagés. Est-ce le signe que la profession agricole sature des débats sur le glyphosate ? Ou bien que la méthode employée pour amorcer la transition n’est pas la bonne ?
Mettre la conservation des sols au cœur des conversations
Parce qu’en réalité, la complexité des enjeux sur les questions agricoles ne peut se résumer à la seule suppression de cet herbicide. Avant d’envisager sa suspension, regardons-en les usages. Précisons d’abord qu’en France ce produit n’est pas directement épandu sur des plantes que nous consommons mais sur des « intercultures » . Ces dernières sont soit des sols laissés à nus, soit couverts par des végétaux destinés à nourrir le sol.. Ensuite, l’expertise collective de l’INRA effectuée en novembre 2017 démontre que 90 % des agriculteurs utilisant le glyphosate peuvent trouver des alternatives. Au lieu de se servir de ce produit pour désherber leurs cultures, ils peuvent utiliser des outils mécaniques de travail du sol. Les 10 % restants, loin d’être des agriculteurs gaulois réfractaires au changement, sont soit situés dans des zones très pentues dans lesquelles le moindre travail du sol augmente considérablement les risques d’érosion, soit engagés dans des techniques d’agriculture de conservation. Ces dernières consistent à ne plus travailler le sol et le laisser tout le temps couvert par des végétaux. A la clef : économies d’utilisation de gasoil, augmentation de la fertilité des sols, préservation de la vie qu’ils contiennent, diminution de l’érosion et augmentation du stockage de carbone. Seulement voilà, si on ne travaille plus le sol, c’est souvent les mauvaises herbes qui poussent et concurrencent les cultures. Sans herbicide et sans travail du sol, l’équation est donc très compliquée à résoudre. A part éventuellement pour des productions sur des petites surfaces, comme les légumes, où la main de l’homme fait son effet.
Alors est-il préférable de travailler le sol sans utiliser d’herbicides ou de ne plus le travailler, mais en utilisant de petites doses d’herbicides ? La question mérite d’être posée. Un peu de glyphosate serait, d’après les études du CNRS, moins nuisible pour les sols que la charrue. Le graal, pas de travail du sol, pas de glyphosate ni d’autres herbicides, reste encore inaccessible techniquement. Comme toujours, entre le blanc et le noir, il y a des nuances. De plus en plus d’agriculteurs bio réduisent aussi leur travail du sol, sans parvenir à le supprimer totalement. En attendant, agriculteurs non bio en agriculture de conservation et agriculteurs bio engagés, ont heureusement souvent compris le grand intérêt de travailler ensemble pour bâtir les systèmes permettant de préserver au mieux les sols agricoles, pour le plus grand bien de tous.
Batailles autour des effets sur la santé : entre dangers et risques
Dans le même temps, les légitimes débats sur la toxicité du glyphosate se multiplient. Il y a deux ans, le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC), rattaché à l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), a classé le produit comme « cancérogène probable ». L’Autorité Européenne de Sécurité des Aliments (EFSA), l’EPA (Agence Américaine pour la Protection de l’Environnement), l’Institut Fédéral de l’Evaluation des Risques (BfR) Allemand et des organismes Canadiens apparentés, n’ont pas suivi cet avis. Comment expliquer cette divergence ? Alors que le CIRC a analysé le danger associé au produit, l’EFSA a quant à elle évalué le risque. Quelles différences ? Evaluer le danger revient à évaluer la toxicité absolue sans la moduler avec l’exposition réelle des consommateurs et donc son utilisation usuelle. Un produit peut donc être dangereux dans l’absolu mais peu risqué pour la santé aux doses auxquels on y est exposé couramment. Manger de la viande pose par exemple des problèmes sur notre santé que si on en abuse. C’est ainsi que l’EFSA estime dans ses conclusions que le glyphosate ne présente pas de risque pour la santé de l’homme aux doses auxquelles il est présent dans notre alimentation. En outre, les résultats des études toxicologiques diffèrent selon que l’on étudie la molécule de glyphosate seule ou avec ses adjuvants, produits ajoutés pour rendre l’herbicide plus efficace et pénétrant dans les tissus de ses plantes cibles. C’est même parfois la transformation de la substance dans la cellule qui peut poser problème. Et selon que l’on utilise une cellule du foie ou du rein, les résultats toxicologiques peuvent varier. Enfin, les études regardées par les agences sanitaires pour tirer leurs conclusions peuvent différer. Une partie des agences n’utilisent que des données publiques, se refusant à utiliser les nombreuses études privées des industrielles sur le sujet. Des interrogations, mais pas de consensus scientifique donc. Si, en attendant de trouver mieux, ce produit est utilisé à petites doses dans des systèmes vertueux d’agriculture de conservation, les éventuels risques seront très certainement minimes. C’est sans doute bien préférable à une utilisation d’un cocktail d’herbicides, dont on ne connaît pas les effets sur l’environnement et la santé.
Entre le bio et le conventionnel, la troisième voie
Les discours dualistes bio/non bio, glyphosate/non glyphosate ne suffisent ni à cerner les enjeux complexes d’un monde agricole en mutation, ni à structurer une réponse efficace et complète aux attentes sociétales. Plusieurs agricultures peuvent contribuer à lutter contre le réchauffement climatique, l’érosion de la biodiversité, la perte de fertilité des terres et à produire une alimentation saine. L’agroforesterie, l’abandon du labour, l’association de cultures au sein d’une même parcelle ne sont pas des obligations fixées dans le cahier des charges actuel de l’agriculture biologique. Nombre d’agriculteurs bio s’y intéressent par conscience, conviction ou nécessité. Nombre d’agriculteurs non bio s’y engagent également. Plutôt que de centrer les débats autour de dualités simplistes, Philippe Barret, président de SOS Faim et doyen à la faculté de bioingénieurs de l’Université Catholique de Louvain, propose de « soutenir aussi les agriculteurs conventionnels dont la vision et les pratiques se rapprochent du bio. Bien accompagnés, ces agriculteurs peuvent être aussi des acteurs de la transition. Celle-ci doit se faire avec un maximum d’agriculteurs et d’agricultrices ». Au risque sinon de décourager ceux qui innovent ou de cliver un monde agricole qui n’en n’a pas besoin.
Faire confiance aux agriculteurs
L’état d’urgence dans lequel se trouve la planète nécessite une mobilisation générale de tous les agriculteurs et nous regardons ailleurs. Il est sans doute plus confortable intellectuellement, et même plus rassurant, de se focaliser sur la question du glyphosate plutôt que de se pencher sur l’immensité et la complexité des défis agricoles à venir. En fixant des objectifs ambitieux pour répondre à ces immenses défis et un calendrier le plus exigeant possible, laissons ceux qui connaissent le mieux leur métier, les agriculteurs, y parvenir par diverses voies qui se complètent et se nourrissent mutuellement, et exigeons des pouvoirs publics les moyens adéquats. Sans recherche, sans incitation financière pour les agriculteurs, le changement ne risquerait que d’être trop lent. Nous-mêmes, en tant que consommateurs engagés, nous pourrions prendre une résolution : celle d’avoir une attitude bienveillante avec les agriculteurs qui innovent et de prendre le temps d’appréhender la complexité et la diversité des changements à l’œuvre en agriculture. En se renseignant sur ces pratiques et en les encourageant, la transition agroécologique ne pourra être que plus puissante.