Bruno Parmentier : « La vraie révolution agricole n’a pas encore commencé »

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Pour permettre aux dix milliards d’individus, que la planète comptera en 2050, de se nourrir convenablement et durablement, une nouvelle révolution agricole est nécessaire. Bruno Parmentier, économiste spécialisé en agriculture, nous en explique les contours.
Bruno Parmentier, économiste, ancien directeur de l’Ecole Supérieur d’Agronomie d’Angers
Dans votre précédente interview à Graines de Mane, vous appeliez de vos vœux une nouvelle révolution agricole nous permettant d’augmenter la production de denrées alimentaires de 70% à l’échelle mondiale d’ici 2050. Quel visage doit prendre cette révolution selon vous ?

Le défi de cette nouvelle révolution agricole est colossal. C’est à la fois très excitant intellectuellement, mais en même temps angoissant de se dire que l’on va devoir augmenter nos niveaux de production de denrées alimentaires avec moins de ponction sur les ressources naturelles, et dans un contexte de changements climatiques. Nous avons donc besoin d’une révolution agricole aussi importante que celle des années 1950 à 1970. Cette nouvelle révolution sera possible en grande partie grâce à l’informatique, qui est la grande innovation industrielle des années 1980 à 2000. Si le siècle de l’informatique a largement démarré, celui de la biologie commence à peine. Notre ignorance du vivant est absolument abyssale. La véritable révolution agricole n’a pas encore commencé, puisque nous n’avions pas jusqu’à présent les bons outils. Nous en sommes par exemple au tout début de la découverte des génomes, et l’on vient tout juste de cartographier celui du blé. On ne connaît que 10 % des êtres vivants de la planète. Nous ignorons tout ce qui est petit. Dans un gramme de terre, il y a environ 4 000 espèces de bactéries et 2 000 de champignons. Sous 1 m² de sol, on estime qu’il y a 230 millions d’être vivants. Combien en connaissons-nous ? Très peu ! En agriculture, on travaille donc des terres qui sont peuplées d’un nombre hallucinant d’êtres vivants, dont nous ne connaissons ni l’identité, ni la fonction. L’informatique va pouvoir nous aider à mieux connaître nos sols et à adapter nos pratiques agricoles pour les aider à produire plutôt que de détruire inconsidérément ce que nous nous ignorons. Nous allons assister à la convergence entre l’infotech et la biotech. Le monde du silicium, l’informatique, a en fait pour vocation de nous aider à mieux comprendre le monde du carbone, du vivant, infiniment plus complexe et plus prometteur. Et les deux secteurs principaux où l’avenir va s’inventer dans les prochaines décennies sont la médecine et l’agriculture. En la matière, nous avons grand besoin de faire des pas de côté, d’audace, d’innovation, de start up, etc.

Comment concrètement l’informatique va nous aider à mieux prendre en compte cette biodiversité dans les sols ?

On a eu jusqu’ici l’habitude, au moins dans l’agriculture occidentale, de gérer le champ comme une unité uniforme. Or, avec les politiques de remembrement, les champs sont devenus de plus en plus grands. On gère donc de manière homogène et identique des espaces de plusieurs hectares, voire sur plusieurs dizaines. C’est absurde de se dire qu’un champ de dix hectares doit être irrigué ou fertilisé de la même manière partout. Il y a en réalité une forte hétérogénéité que l’on ne prend pas en compte. Dorénavant, on gérera le champ au mètre carré. Les drones, les sondes et capteurs de toutes sortes, les photographies satellites, les tracteurs guidés par GPS vont nous permettre de connaître et gérer cette hétérogénéité : on mettra l’engrais ou l’eau à la bonne dose au bon endroit et on évitera donc les surplus là où il n’y en a pas besoin. Mieux, on cultivera notre engrais, en renforçant l’action des bactéries et des champignons et autres micro-organismes. De la même manière, en commençant à connaître la vie des sols, nous nous apercevons aujourd’hui à quel point le labour est une absurdité complète, tant il est dommageable pour cette dernière. Or, les deux systèmes les plus productifs au monde, que sont la forêt tropicale et la prairie permanente, n’ont jamais vu ni de charrue, ni d’engrais. Cela nous montre la voie des systèmes agricoles de demain.

Les drones, outils de pilotage de l’agriculture du futur ? (Image : Pixabay)
Comment voyez-vous la matérialisation de cette nouvelle révolution agricole ?

Elle sera basée sur le fait qu’il est bien plus intelligent d’apprendre à comprendre la nature et de passer des alliances avec elle que d’en avoir peur en utilisant contre elle des charrues, des herbicides, des fongicides ou des insecticides. Le défi est là. Cette révolution agricole est donc avant tout une révolution des savoirs, consistant à comprendre les phénomènes à l’œuvre dans la nature pour les imiter et les amplifier. On devra désormais cultiver nos champs 365 jours par an, sans les labourer et sans laisser la terre à nu, car elle est alors très sensible à l’érosion et ne stocke pas de carbone, et n’utilise le rayonnement solaire que 6 mois par an. L’engrais ne s’achètera plus, mais se cultivera via des légumineuses implantées entre deux céréales, grâce à l’azote et le carbone atmosphérique qu’elles sont capables de fixer. Par ailleurs, on ne sèmera plus une seule plante sur des dizaines d’hectares. Imaginez un instant des insectes prédateurs du blé arrivant devant un champ composé de milliers d’épis identiques sur 20 ha : ils risquent de se régaler. A partir du moment où l’on a une seule espèce, il est assez logique que les cultures soient vulnérables aux maladies ou parasites qui n’ont aucune barrière pour se déployer. A l’avenir, on sèmera certainement des associations de plantes, comme par exemple des légumineuses et des céréales ensemble.

On n’achètera plus d’herbicides mais on les cultivera avec des « plantes de service » qui poussent très vite, sont capables de prendre le dessus sur les adventices, et ont le bon goût de geler l’hiver en se transformant à leur tour en engrais. Ou bien repousseront les prédateurs, ou encore amèneront des éléments nutritifs complémentaires.

De la même manière, les insecticides ne seront plus des produits que l’on épand, mais on les élèvera via des animaux « auxiliaires de culture », des insectes ou des oiseaux qui, par exemple, s’attaqueront aux parasites des cultures. « Élever des vers de terre », autre exemple, (en couvrant les sols en permanence), peut permettre d’utiliser leurs galeries verticales pour stocker dans le sol l’eau de pluie d’hiver, puis de permettre aux racines de plonger beaucoup plus profondément pour qu’elles aillent la rechercher l’été. Ou encore, élever les bactéries permettra de renforcer les processus naturels de photosynthèse…

L’engrais ne s’achètera plus, mais se cultivera

Quelle place donnez-vous à l’arbre et l’élevage dans cette révolution agricole ?

Pour favoriser cette biodiversité protectrice des cultures, il va donc falloir stopper l’arrachage des haies et des arbres dans les campagnes. Quelle folie nous a pris pour qu’il n’y ait en Beauce ou en Champagne quasiment plus un seul arbre ! Il fut un temps où les agriculteurs ont même été subventionnés pour arracher jusqu’à 45 000 kilomètres de haies par an : rien qu’entre 1975 et 1987 on est passé de 1,2 à 0,7 millions de km de haies en France ! L’arbre est un allié des cultures, contrairement à ce que pense celui qui constate que le blé pousse moins bien à un mètre de la forêt. En regardant plus globalement, on constate qu’il a la capacité d’aller chercher des éléments nutritifs à 5 ou 6 mètres de profondeur grâce à ses racines et de les rendre disponibles à des cultures dont les racines ne descendent qu’à 50 cm ou 1 mètre. Il régule la température et l’hygrométrie, il héberge les animaux auxiliaires de culture, et il constitue un puits de carbone sensationnel : c’est la seule vraie bonne idée que l’on ait trouvée pour refroidir la planète, tout en enrichissant nos terres. Et il facilite l’élevage de nombre d’animaux, vaches, moutons, chèvres, poules, canards, etc., via le sylvopastoralisme.

De plus, on va enfin pouvoir commencer un élevage digne de ce nom avec la fourniture et l’utilisation efficace d’informations de base fournies en permanence, là aussi, par le rapprochement de l’infotech (et ses multiples capteurs) et la biotech ; par exemple, pour chaque vache, on connaîtra en temps réel sa température, l’acidité de son estomac, le nombre de pas qu’elle effectue, ses heures de sommeil et de rumination, sa fréquence cardiaque, la date et l’heure idéale pour une insémination, etc., mais aussi la composition fine de son lait, la quantité d’aliment qu’elle ingère, et les rapports entre eux. Au sens strict, on aborde enfin l’an 1 du « vrai » élevage !

On constate donc que l’on va devoir opérer une transition vers une agriculture d’une complexité inouïe qui ne pourra se déployer qu’avec ce gigantesque supplément d’informations que l’on aura sur la vie de nos champs et de nos animaux. Et les enjeux du traitement et de la conservation de ces informations deviennent cruciaux. Les européens vont-ils laisser à nouveau ce nouveau pouvoir aux multinationales américaines ?

Association de féverole et de blé dans la même parcelle dans le sud-est de la France (Photo : Mathieu Marguerie). L’association de culture est un moyen présupposé de diminuer l’utilisation de produits phytosanitaires et d’engrais.
Dans votre ouvrage, « Faim zéro : en finir avec la faim dans le monde », au-delà des solutions agroécologiques évoquées précédemment, vous présentez les OGM comme un outil potentiel au service de la révolution agricole que vous prônez. Expliquez-nous.

Je trouve dommageable que le débat sur les OGM soit devenu plus religieux que scientifique. On parle des OGM comme s’ils étaient nécessairement tous identiques. Il est clair que l’utilité sociale des principaux OGM commercialisés actuellement, aux fonctions insecticides ou herbicides, est largement discutable (bien qu’ils concernent quand même 28 millions d’agriculteurs, 180 millions d’hectares, 75 % du coton et 83 % du soja produits dans le monde !). Néanmoins, on pourrait très bien à l’avenir trouver des OGM qui offrent des qualités supplémentaires et qui ne soient pas, comme actuellement, des armes de destruction massive. Si l’on met au point demain des OGM qui ont la capacité de faire pousser des plantes dans des terres salées ou des milieux très secs, des plantes plus concentrées en protéines, en vitamines ou contenant moins d’allergènes, alors pourquoi pas ? Il ne faut pas, par exemple, oublier qu’actuellement nombre de diabétiques doivent leur vie aux OGM, avec des bactéries génétiquement modifiées qui produisent de l’insuline. On en utilise massivement en médecine dans le génie génétique. Donc, en agriculture il serait intéressant d’avoir une approche plus pragmatique de la question. En particulier distinguer les transferts de gènes entre différentes variétés d’une même espèce (par exemple d’une pomme de terre à l’autre) de ceux inter espèces (par exemple des gènes de poisson dans des fraises pour les rendre résistantes au gel), nettement plus problématiques du point de vue philosophique. Cependant, au vu de l’état de l’opinion publique actuelle en Europe, la question y est réglée par la négative pour les vingt ou trente prochaines années. Cela peut être vu comme une opportunité : en l’absence de possibilité de développement d’OGM, nous avons le devoir de progresser d’autant plus sur les techniques agroécologiques, pendant que le continent américain (et la Chine) avancera davantage sur la sélection génétique.

Nos débats actuels agricoles, qui se limitent trop souvent à la question du glyphosate ou des OGM, ne sont pas à la hauteur.

De quelle manière déployer cette nouvelle agriculture autour de la planète ?

En Europe ou en France, il est hors de question de mener une politique agricole conduisant à une baisse des rendements de céréales. Il faut continuer à produire pour nous, mais aussi dans le but de renforcer la sécurité alimentaire de pays qui sont structurellement déficitaires en production de nourriture (comme l’Afrique du nord). En Afrique sub-saharienne, tripler la production avec des méthodes agroécologiques est tout à fait possible, car la productivité y est encore très faible et les forces de la nature considérable. Et il faut que cette révolution agroécologique se déploie en s’appuyant sur les savoirs paysans locaux existants, que la science agronomique a jusqu’ici trop souvent méprisés. L’accroissement des connaissances dans le domaine biologique nous permettra de distinguer les croyances absurdes des techniques performantes. Doubler les rendements du riz sera par exemple possible grâce à une alliance entre des scientifiques très pointus et les savoirs locaux. Mais nourrir dix milliards d’individus en 2050 avec des méthodes agroécologiques nécessitera un changement global colossal. Nos débats actuels agricoles, qui se limitent trop souvent à la question du glyphosate ou des OGM, ne sont pas à la hauteur. Si l’on prend l’agriculture biologique par exemple, on ne peut pas se contenter de ses niveaux actuels de rendement, ni du fait qu’elle a encore massivement recours au labour. Le vrai défi sera d’intensifier agroécologiquement l’agriculture biologique pour qu’elle soit plus productive tout en respectant l’environnement, d’arrêter le labour et d’y parvenir sans glyphosate. Cela demande une révolution complète des manières de faire, qui prendra du temps.