L’innovation est le maître mot actuel dans les instances de la recherche et du développement agricole en France. Chaque projet de recherche, chaque pratique technique mise en avant se doit d’être au moins partiellement en rupture par rapport au modèle agricole dominant. Le diagnostic des limites du modèle productiviste encouragé depuis l’après-guerre, ainsi que les nouvelles attentes sociétales vis-à-vis de l’agriculture, sont autant de facteurs motivant ces bouleversements. La réduction de l’utilisation des produits phytosanitaires, de la fertilisation minérale, du travail du sol, l’augmentation de la biodiversité végétale ou animale, ou encore la préservation des sols agricoles sont autant de défis techniques à mettre en place. Dans le même temps, les consommateurs se tournent de plus en plus vers des régimes alimentaires dits alternatifs – moins carnés, sans gluten, de saison – ou de nouvelles manières de consommer, via entre autres la vente directe, les circuits courts ou encore les AMAP (Association pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne).
Sortir d’une vision descendante de la recherche
Ces nouveaux défis agricoles posent la question de l’organisation de l’innovation dans le monde paysan. Ou plutôt de son bouleversement. Un petit tour du côté de l’histoire du développement agricole en France nous fait prendre conscience des changements radicaux actuellement à l’œuvre. Dans son « histoire de la vulgarisation agricole en France d’avant 1966 », Léon Rolland nous rappelle les schémas très descendants du développement agricole en vigueur depuis 1875. De cette époque, date de généralisation des chaires agricoles, jusqu’à l’après seconde guerre mondiale, les élites agricoles (chercheurs, institutions…) enseignaient les bonnes manières de faire aux agriculteurs, considérés comme de « simples applicateurs » de ces bons conseils. On était alors essentiellement dans un processus dit de « vulgarisation de masse », qui a permis une transformation notable de nos systèmes de production, modernisation de l’agriculture en tête. Néanmoins, les limites à cette manière de diffuser les innovations agricoles ont été rapidement mises en évidence. Si les innovations peuvent évidemment émaner des centres de recherche, leur mise en pratique concrète nécessite souvent des adaptations propres à chaque exploitation agricole. Diversité de climats, de sols, de possibilités locales de débouchés pour les cultures, de matériel ou encore de main d’œuvre disponibles sont autant de facteurs pouvant favoriser ou au contraire freiner la mise en application d’une innovation pensée dans un contexte bien particulier.
Quand les agriculteurs s’emparent des questions de recherche
Associer les agriculteurs, et la diversité des situations qu’ils représentent, à la recherche est donc une condition même de son efficacité. Mais au-delà de cette dimension multi-acteurs de la recherche, les innovations peuvent également venir directement des agriculteurs. On passe alors de processus d’innovations linéaires (des chercheurs aux agriculteurs) à transversaux, dans lesquels les agriculteurs sont partie prenantes, ou même à l’origine des nouveautés. Ainsi, la crise du modèle agricole productiviste a sans doute accélérer les regroupements de producteurs pour faire évoluer leurs pratiques et être les porte-paroles de ces changements. Les agriculteurs et agricultrices du réseau BASE (Biodiversité Agriculture Sol et Environnement) se sont ainsi regroupés pour défendre et diffuser l’idée d’une agriculture sans labour, protectrice des sols. De la même manière, les paysans biologiques ont créé la Fédération Nationale de l’Agriculture Biologique (FNAB) à la fin des années 1970, à un moment où la recherche et les pouvoirs publics ne s’intéressaient que peu à ce mode de production. Aujourd’hui devenue une organisation agricole de premier ordre, la FNAB a parfaitement réussi la diffusion de l’agriculture biologique tant dans le monde agricole que citoyen et politique. Elle travaille désormais en collaboration avec de nombreux organismes de recherche dans le but d’améliorer les manières de produire en bio. Dans un autre domaine, des agriculteurs – non satisfaits des méthodes de travail des industriels semenciers, aussi bien d’un point de vue technique que politique – se sont fédérés au sein du Réseau Semences Paysannes pour se réapproprier la notion de sélection variétale. Ils collaborent aujourd’hui avec l’INRA dans des programmes de sélection dite « participative ». Ces initiatives sont autant d’exemples montrant que les agriculteurs sont des contributeurs incontournables de la recherche agronomique, complémentaire de celle effectuée par les centres de recherche. Les deux partis ont donc tout intérêt à travailler ensemble pour permettre l’émergence et l’évaluation de solutions innovantes, acceptées par les producteurs et adaptées à une grande diversité de contextes.
Ouvrir un crédit d’impôt recherche aux agriculteurs serait un moyen d’encourager l’expérimentation dans les fermes et sécuriser la prise de risque économique qui y est associée.
Un crédit d’impôt recherche pour encourager l’innovation agricole
Si la contribution des agriculteurs à l’innovation est de plus en plus intégrée dans les programmes de recherche, il n’en reste pas moins que le statut de « paysan-chercheur » est encore peu reconnu. Expérimenter à l’échelle d’une ferme sur des pratiques encore incertaines, c’est prendre le risque de perdre une partie de sa récolte, là où les stations de recherche sont précisément financées pour cette prise de risque. La reconnaissance de cette prise de risque pour les agriculteurs expérimentant de nouvelles pratiques peut s’envisager par divers dispositifs, par exemple, leur rémunération possible en tant que partenaires de projet de recherche. Une autre solution serait d’ouvrir, comme pour les entreprises, l’accès aux agriculteurs au Crédit Impôt Recherche. Réduction fiscale calculée sur la base des dépenses de recherche et développement engagées par les entreprises, le Crédit Impôt Recherche entend encourager l’innovation, et donc accroître la compétitivité des entreprises françaises. Ce crédit permet tout autant le financement de recherches fondamentales que sa mise en application et sa validation. D’un budget moyen annuel de 6 milliards d’euros, il permet d’aider tout aussi bien des PME que de grandes entreprises, en premier lieu dans les secteurs de la pharmacie et de l’industrie électronique. Outre le fait que le secteur agricole, à l’exception de l’agro-alimentaire, n’en n’est pas un bénéficiaire premier, ses conditions de mise en application le rendent inaccessible aux agriculteurs. Pour en bénéficier, il faut en effet pouvoir justifier de dépenses de recherche et développement via par exemple la rémunération de salaires de chercheurs et techniciens, ou encore des opérations de recherche sous traitées à des organismes accrédités par l’Etat. En ce sens, ouvrir un Crédit d’Impôt Recherche adapté aux agriculteurs serait un moyen d’encourager l’expérimentation dans les fermes et sécuriser la prise de risque économique qui y est associée. Des conditions d’accès sur la collaboration avec des instituts de recherche et de développement agricole pourraient par ailleurs renforcer une vision participative et collective de la recherche. En somme, on pourrait imaginer une rétribution, au même titre que les instituts de recherche, des agriculteurs passant du temps à expérimenter sur leur ferme, sans garantie de résultats, pour le bien commun. Considérer l’agriculteur comme un réel partenaire de la recherche est une condition centrale pour la conception de systèmes agroécologiques basés sur une compréhension fine du vivant, adaptée à une grande diversité de situations techniques, économiques et sociales. Les paysans innovent, qu’attendons-nous pour le reconnaître pleinement ?