Dans un précédent entretien, vous nous aviez expliqué les intérêts, nombreux, du régime méditerranéen sur la santé. Au-delà du type de régime que l’on peut adopter, le mode de production des aliments n’est-il pas prépondérant dans le lien entre alimentation et santé ?
Dans l’alimentation méditerranéenne traditionnelle, telle qu’elle a été étudiée dans les années cinquante et dont on a montré les effets bénéfiques sur la santé, on se situait essentiellement dans le cas d’une alimentation produite localement par des paysans pauvres, avec donc très peu d’intrants, engrais chimiques ou pesticides. Ces données-là ont donc été obtenues dans un contexte radicalement différent d’aujourd’hui, où l’essentiel de l’alimentation est en effet désormais produit par des méthodes industrielles. Cela vient donc s’ajouter au fait que les habitudes alimentaires ont, comme je vous l’avais exposé, radicalement changé.
Aujourd’hui, avec l’agriculture biologique, nous sommes en mesure de comparer l’impact sur la santé de divers modes de production. On a pu démontrer, de manière scientifique, que les produits bio possèdent de nombreux intérêts nutritionnels. Ceux-ci sont, par rapport aux produits conventionnels, plus riches en antioxydants, en magnésium et en matière sèche. Les céréales sont par ailleurs moins riches en métaux lourds, comme le cadmium. Les légumes sont aussi moins moitié moins riches en nitrates. Au niveau des produits animaux (viandes, lait de vache), il est prouvé qu’il y a plus d’acides gras polyinsaturés, recommandés par les nutritionnistes. Il y a en particulier nettement plus de lipides de la famille des omégas 3, dont on connait les effets protecteurs sur la santé. Des études montrent également une plus grande richesse en vitamine E dans le lait de vache.
Concernant les pesticides chimiques, toutes les données convergent pour dire que leurs résidus sont beaucoup moins présents dans les aliments bio que conventionnels. Un très faible pourcentage des aliments bio contiennent des résidus de pesticides, alors que presque la moitié des aliments végétaux conventionnels actuellement consommés en Europe sont contaminés.
Dans l’étude BioNutrinet publiée en février dernier, à laquelle vous avez contribué, il est montré que l’effet du bio sur la santé est meilleur sur des personnes ayant déjà un régime sain. Pourquoi ?
Cette étude est une première mondiale, car c’est la seule dans laquelle on a pu établir une relation de cause à effet entre une alimentation bio et une diminution des risques de surpoids et d’obésité. Les résultats sont très solides. Une cohorte de 62 000 personnes a été suivie pendant plus de trois ans, certaines mangeant régulièrement bio au début de l’étude, et d’autres non. Au départ, aucun des individus suivis n’étaient en surpoids ou obèse. Nous avons au bout des trois années d’étude mesuré les prises de poids des individus suivis, en comparant ceux qui avaient adopté un régime bio pendant toute l’étude et ceux qui avaient opté pour un régime conventionnel. Il a été démontré qu’avec une alimentation bio régulière, il était possible en trois ans de réduire de 30% le risque de devenir en surpoids ou obèse. Du fait de la taille énorme des échantillons observés nous avons pu séparer en trois catégories les individus suivis, qu’ils mangent bio ou non : ceux qui ont un très bon régime alimentaire, un régime alimentaire moyen et ceux qui ont un régime alimentaire de qualité plutôt faible. Pour caricaturer, le meilleur régime est celui qui contient le plus de fruits et légumes, et le moins bon celui qui comprend le plus de produits animaux et de sucres. C’est surtout dans la catégorie des individus qui ont un régime sain que la différence de surpoids entre ceux qui mangent bio et ceux qui ne mangent pas bio est la plus grande.
Les individus fortement exposés aux pesticides ont plus risques de devenir obèses que le reste de la population.
Comment cela peut-il s’expliquer ?
Ce n’était pas une hypothèse que nous avions faite a priori ! Nous expliquons ces résultats de deux manières. La première hypothèse est celle d’un différentiel important de qualité nutritive des aliments biologiques comparés à ceux d’origine conventionnelle. La deuxième hypothèse est que les aliments bio sont très peu contaminés par les pesticides, comparativement aux aliments conventionnels, surtout pour les végétaux. Ce sont en effet surtout les fruits, légumes et céréales qui sont contaminés par les pesticides chimiques. Dans les produits issus de l’élevage, les pesticides ne sont pas directement utilisés sur les animaux, mais peuvent contaminer leur alimentation, leur habitat. Ce seraient donc les individus ayant le régime le plus sain, basé sur les végétaux, pour lesquels l’effet du bio serait le plus marqué. Cette hypothèse va dans le sens d’études réalisées aux Etats-Unis qui ont démontré que les individus fortement exposés aux pesticides ont plus de risques de devenir obèses que le reste de la population.
Les résultats observés d’effets bénéfiques sur la santé du bio ne peuvent-ils pas être imputables au fait que les consommateurs qui ont accès à ce type d’alimentation font généralement partie de catégories socio-professionnelles supérieures, ayant potentiellement un mode de vie plus sain ou un meilleur accès aux services de santé que des catégories moins favorisées?
Dans notre étude, nous nous focalisons sur le régime alimentaire vis-à-vis du bio, mais il y a effectivement une multitude de facteurs qui peuvent rentrer en compte dans les mécanismes de l’obésité, dont celui du mode de vie, comme la sédentarité. C’est exactement pour cela que nous étudions des dizaines de milliers de personnes, de façon à ce qu’il y ait un effet de masse qui gomme les différences individuelles. Par ailleurs, nous disposons de méthodes statistiques qui permettent de prendre en compte toutes les autres différences connues. Systématiquement, dans nos modèles, nous prenons en compte le maximum de ces facteurs de confusion, ces différences qui peuvent exister entre les gens de la cohorte selon qu’ils vont manger bio ou non bio. Cela peut être l’âge, le sexe, l’activité physique, le tabagisme, le niveau de revenu, le lieu d’habitation, ou encore le niveau d’éducation.
Ces études arrivent-elles jusqu’à l’oreille des décideurs ?
C’est une très bonne question et c’est certainement la tâche de notre travail la plus difficile à réaliser. Faire une étude épidémiologique c’est compliqué, mais arriver à faire remonter les informations scientifiques auprès des décideurs l’est encore plus. Tout reste basé sur des relations personnelles et sur les canaux privilégiés que l’on peut avoir. C’est une des raisons pour lesquelles l’évolution des mentalités et des prises de conscience est si lente. Il n’y a pas de canaux bien organisés pour faire passer des données scientifiques aux décideurs, y compris dans les ministères. Depuis la première étude Nutrinet publiée en 2013, nous avons tout de même eu un premier succès avec l’intégration de certains de ces résultats dans l‘avis du Haut Comité de la Santé Publique pour le Programme National Nutrition Santé, revu tous les quatre ans. Pour la première fois, pour les aliments végétaux, il est dit qu’il faut privilégier les aliments cultivés selon des modes de production diminuant l’exposition aux pesticides.