Au début de l’année 2013, lorsque l’Agence européenne de sécurité des aliments (Efsa) publie un rapport mettant en évidence l’effet nocif, sur les abeilles, de certains insecticides, c’est le branle-bas de combat. Suite à ce rapport, la Commission européenne demande l’interdiction de ces produits en Union européenne. Pendant des semaines, on assiste alors à un déferlement médiatique, où les différents protagonistes (firmes multinationales, apiculteurs, politiques…) se répondent par communiqués de presse interposés, prises de paroles et actions coup-de-poing. Le sujet déchaîne des passions, autant dans le milieu spécialisé que dans les médias grand public.
Pourtant, sur les quelques 4 000 produits phytosanitaires autorisés à la vente en France, des centaines sont retirés du marché chaque année, car jugés dangereux pour l’homme ou pour l’environnement, sans que leur interdiction fasse la « une » des journaux grand public. Mais dans ce cas, les protagonistes de l’affaire avaient tout pour faire monter la mayonnaise : les abeilles contre la chimie, les apiculteurs contre les multinationales, David contre Goliath.
Forte mortalité des abeilles
En réalité, l’affaire commence beaucoup plus tôt. Depuis de nombreuses années déjà, des publications scientifiques montrent que de faibles doses de pesticides peuvent perturber l’orientation des abeilles et provoquer leur disparition pendant l’activité de butinage. Dans les années 1990, les apiculteurs constatent une surmortalité des abeilles, concomitante à la commercialisation de nouvelles molécules insecticides : les néonicotinoïdes (de la famille de la nicotine). S’ensuivent de fortes mobilisations citoyennes. Dans les années qui suivent, plusieurs produits contenant ces molécules sont retirés du marché ou partiellement interdits, comme l’insecticide Gaucho sur le tournesol. Mais parallèlement, d’autres substances de la même famille sont autorisées, aux doux noms d’acétamipride, clothianidine ou encore thiaméthoxame. Ils sont aujourd’hui parmi les insecticides les plus utilisés dans le monde, et sont commercialisés par des multinationales comme Bayer, DuPont, Syngenta ou BASF.
Malgré l’interdiction de quelques produits incriminés, la mortalité des ruches est restée importante en France, et les apiculteurs n’ont cessé de dénoncer les effets néfastes des néonicotinoïdes sur les abeilles. Car bien qu’interdits d’utilisation sur les cultures mellifères (tournesol, colza, etc.), ces produits continuent à être utilisés sur d’autres espèces comme les céréales, persistant donc dans les sols et dans l’environnement en général. Ainsi, lorsque la Commission européenne demande leur interdiction en 2013, c’est une victoire pour les apiculteurs et les associations environnementales.
Des causes multifactorielles
Pour de nombreux agriculteurs en revanche, la décision soulève de nombreuses craintes. Les néonicotinoïdes, utilisés aussi bien sur les arbres, les légumes que les céréales, permettent de lutter contre les insectes ravageurs. Près de deux tiers des graines de maïs semées étaient enrobées avec ces insecticides. Alors quand, le 29 avril 2013, leur interdiction est votée, la décision est loin de faire l’unanimité. Dans les Landes, région très productrice en maïs, les agriculteurs craignent de voir leurs semis grignotés par les taupins… avec, à la clef, une forte baisse des rendements.
Les géants de la chimie qui commercialisent ces produits montent au créneau. A grands renforts de publicités et communiqués de presse, ils invoquent la faiblesse des études scientifiques sensées prouver le lien entre pesticides et mortalité des abeilles. Ecologistes, agriculteurs, fournisseurs, apiculteurs… de tous côtés, les arguments fusent : « Sans insecticides, les rendements s’effondrent : plus de nourriture ». « Sans abeilles, pas de pollinisation : pas de plantes ». Là où les avis convergent, c’est pour dire que l’utilisation de pesticides ne permet pas d’expliquer à elle seule le fameux « syndrome d’effondrement des colonies », la disparition des abeilles. « Le consensus scientifique veut que cette dégradation soit due à une conjonction de facteurs, parmi lesquels notamment le varroa (un acarien parasite des abeilles), les virus dont certains sont transportés par le varroa, des maladies telles que Nosema ceranae ou les loques (américaines et européennes), et la perte d’habitats appropriés et des sources d’alimentation », détaille-t-on chez Syngenta, l’une des entreprises commercialisant ces insecticides.
Récemment, une décision de justice a donné raison à cet argument en rejetant le pourvoi qui opposait l’Union nationale de l’apiculture française (Unaf) à la multinationale Bayer, qui commercialise le Gaucho. Le 4 janvier 2017, la Cour de cassation a ainsi « écarté l’existence d’un lien de causalité entre l’utilisation du produit et la mortalité des abeilles », mettant fin à une procédure de près de 16 ans. Pour l’Unaf, cette décision « illustre parfaitement l’impuissance de la justice pénale face à des infractions environnementales complexes ».
Malgré tout, l’étau se resserre autour des néonicotinoïdes. Chaque année, de nombreuses études scientifiques montrent leurs effets délétères sur les abeilles, mais aussi sur la faune sauvage. Après l’interdiction de 2013, qui était valable pour deux ans et pour seulement trois molécules de la famille, c’est une interdiction totale de la famille des néonicotinoïdes qui a été votée en juillet 2016 par l’Assemblée nationale, dans le cadre du projet de la loi sur la biodiversité. Le texte prévoit leur interdiction à partir de 2018, avec des dérogations possibles jusqu’en 2020. Les abeilles s’en porteront-elles mieux ? Rendez-vous dans quelques années pour s’en assurer.