Fils de paysan ayant suivi des études à l’institut d’agriculture de Kiev, puis devenu chercheur en agronomie, Trofim Denissovitch Lyssenko avait tout pour faire partie de « l’intelligentsia rouge » que voulait promouvoir l’URSS. Et son ascension dans les sphères scientifiques du régime fut en effet spectaculaire à la fin des années 1920. C’est avec ses travaux sur la vernalisation des céréales que Lyssenko se fit réellement connaître. Il est le premier à donner un nom à ce phénomène connu depuis le milieu du XIXème siècle, à savoir que les céréales d’hiver ont besoin d’une exposition de leurs semences ou de leurs plantules à des températures basses pour arriver à épiaison.
A partir d’expérimentations qu’il a menées à ce sujet, Lyssenko affirme que l’on peut semer des blés d’hiver au printemps en humidifiant leurs graines et en les soumettant à de basses températures. Il prétend en quelque sorte imposer la vernalisation à des blés, alors que les conditions climatiques normales ne le permettent pas. Selon Lyssenko, cette méthode permet d’accroître considérablement les rendements. Sauf que cette technique, déjà connue dans le monde paysan, n’a jamais prouvé son efficacité et a été de fait abandonnée depuis longtemps par les agriculteurs eux-mêmes. Contesté par les généticiens, Lyssenko organise alors un battage médiatique important autour d’une prétendue récolte miraculeuse grâce à l’emploi de la vernalisation dans la ferme de son père. Son initiative rencontre un écho considérable dans le pays à un moment où la collectivisation des terres ne s’avère pas être un franc succès, et où de fortes famines (1931-1933) ont fait plus de six millions de morts. Lyssenko, homme du peuple autodidacte, se voit alors érigé en agronome modèle par Staline. Celui que l’on surnomme désormais « le savant aux pieds nus » se revendique non pas théoricien, mais expérimentateur. En faisant la promotion de sa technique de vernalisation, il oppose alors le savoir venu des paysans (y compris lorsqu’il s’avère être peu efficace) à celui des scientifiques des stations de recherche. Il va alors livrer publiquement bataille à Nikolaï Vavilov, autre agronome russe qui prône l’augmentation des rendements par l’amélioration variétale, méthode qui de ce point de vue a largement prouvé son efficacité après-guerre.
La génétique, une science « bourgeoise et raciste »
Entre 1936 et 1939, des conférences agronomiques en URSS voient progressivement la victoire du courant de pensée du Lyssenkisme et le début de la répression contre les partisans d’une approche génétique. Ce courant de pensée s’oppose alors frontalement aux théories de la génétique, dont celles de Mendel qui, par ses travaux sur les pois, a établi un siècle auparavant les principes de l’hérédité biologique, bases de l’ensemble de la génétique moderne. Ces principes mettent au grand jour les mécanismes génétiques de transmission de caractéristiques d’une génération à l’autre. A l’opposé pour Lyssenko et ses amis, les principes de cette génétique moderne sont « bourgeois » et contraires aux idéaux d’égalité et d’émancipation des hommes promus par le communisme. Il faut bien comprendre que la génétique est alors une science en plein essor, nouvelle, et donc qui peut être mal interprétée ou utilisée à des fins idéologiques. Comme le rappelle le site Contretemps, il suffit de relire la revue communiste Les Lettres Françaises de l’époque pour en prendre la mesure : « En gros, en très gros, [les débats de Moscou] ont vu la défaite des idées qui, en matière d’hérédité, de transmission des caractères acquis, d’évolution, de transformation des espèces et de direction de ces transformations par l’homme, constituent, avant et après Hitler, le fondement de tout racisme ». La peur du racisme serait donc l’une des raisons de la défiance des scientifiques russes envers la génétique. Il est clair que si les théories racistes n’ont pas attendu l’apparition de la génétique pour se répandre, ces dernières ont été instrumentalisées pour donner à cette idéologie un visage prétendument scientifique. Dès la fin du XIXème siècle, on assiste par exemple à une relecture des lois de Mendel accouchant de la création de l’eugénisme. Pour les eugénistes, les porteurs de gènes affaiblissant l’espèce humaine devraient être mis de côté pour éviter le dépérissement du patrimoine génétique humain.
L’environnement plus fort que les gènes pour Lyssenko
A contrario, Lyssenko s’emploie à démontrer que les individus, même végétaux, ne sont pas déterminés par leurs gènes. Il affirme alors qu’il est possible de transformer l’hérédité des individus en les soumettant à un environnement particulier. Autrement dit, il serait possible de modifier les caractères génétiques d’une plante en agissant sur son environnement. L’expérimentateur compétent, pour reprendre la vision de la recherche de Lyssenko, serait alors capable de modeler un nouveau blé adapté aux conditions environnementales qui lui sont imposées. Avec cette théorie, Lyssenko prétend pouvoir cultiver du blé au-delà du cercle polaire, ce qui s’avérera un échec retentissant ! Notons entre-temps Vavilov, partisan d’une approche génétique « bourgeoise », fut arrêté et emprisonné en 1940 pour mourir dans son cachot trois ans plus tard.
Dans le monde occidental, les théories de Lyssenko séduisent les nombreux intellectuels alors proches de l’URSS qui font la promotion de ses découvertes. Même Aragon consacre un numéro de sa revue Europe à la défense de ces théories.
« Ne tombons pas dans le ridicule de politiser les chromosomes »
Néanmoins, certains résistent. Dès 1948 des voix s’élèvent pour dénoncer l’absurdité scientifique du Lyssenkisme, dont celle de Jean Rostand, biologique spécialiste de l’hérédité, qui affirme alors : « Ne tombons pas dans le ridicule de politiser les chromosomes ». Quelques personnalités proches du PCF, comme Jacques Monod, biologiste de l’Institut Pasteur prendront leur distance avec les théories pseudo-scientifiques en vogue en Union Soviétique. L’aveuglement d’une partie de l’élite intellectuelle européenne, proche du Parti Communiste, a alors conduit à populariser des théories qui ont fait prendre des années de retard à l’URSS. Peu à peu, au début des années 1950, et après que de nombreux généticiens russes ont été écartés de leurs fonctions, devant l’accentuation du délire scientifique de Lyssenko, la fronde monte au sein même des rangs scientifiques soviétiques. Ce phénomène s’accélère suite au décès de Staline en 1953. La plus grande liberté scientifique retrouvée sous Khrouchtchev achève la perte d’influence du Lyssenkisme dans les années 1950 et 1960. Lyssenko s’efface enfin complètement au milieu des années 1960, pour laisser place à de nombreux généticiens soviétiques réhabilités. Il meurt dans l’indifférence générale en 1976 à Kiev, laissant derrière lui un bilan scientifique ayant paralysé l’agronomie russe pendant près de 30 ans, que seule l’épigénétique viendra très partiellement réhabiliter.