L’étude publiée il y a quelques jours, sous votre direction, a fait grand bruit. Elle suggère une association entre la consommation d’aliments bio et un moindre risque de cancers. Pouvez-vous nous en décrire les principaux résultats ?
Emmanuelle Kesse-Guyot : Dans cette étude, qui a porté sur l’observation d’environ 70 000 personnes sur quatre ans et demi, nous avons observé que les sujets qui consomment le plus régulièrement des aliments bio présentent un risque inférieur de 25% de développer un cancer par rapport aux non consommateurs ou aux consommateurs épisodiques de produits bio. Cette association est particulièrement forte pour le cancer du sein post-ménopause avec une réduction du risque de 34% et le lymphome non hodgkinien avec une réduction de 75%. Ces résultats sont évidemment observés après avoir pris en compte tous les facteurs de risque – notamment ceux qui ne sont pas liés à l’alimentation – et qui pourraient brouiller les résultats. Les consommateurs de bio pratiquent en effet en général plus d’activité physique, fument moins, boivent peu d’alcool et ont en moyenne un régime alimentaire plus sain. On peut ajouter à cela les antécédents familiaux vis à vis de certaines pathologies, les traitements hormonaux, les contraceptifs, l’âge, le sexe mais également les niveaux de revenu. Ces éléments sont appelés des « facteurs de confusion ». Des modèles statistiques nous permettent d’analyser ces données en « effaçant » au maximum tous ces facteurs et donc de comparer les risques de développement des cancers chez les petits consommateurs de bio et les gros, toutes choses étant égales par ailleurs.
Quelle méthodologie avez-vous suivie pour obtenir ces informations ?
E K-G : Pour obtenir ces résultats, nous utilisons des données issues de cohortes, c’est-à-dire des échantillons considérables d’individus à qui nous posons une batterie de questions, ici sur leur alimentation, leur santé et sur le maximum d’éléments qui peuvent influencer cette dernière. Il y a deux manières de mener ces cohortes. La première est rétrospective : on interroge des patients sur leur comportement passé en le mettant au regard des maladies qu’ils ont développées. Le biais de cette méthode est que, de manière consciente ou inconsciente, les réponses des patients peuvent être faussées par le fait qu’ils peuvent incriminer un comportement précis qu’ils pensent être à l’origine de leur maladie. Cela a donc tendance à sous-estimer ou surestimer les associations entre un comportement (le fait de manger bio par exemple) et une pathologie. Pour limiter ce biais, nous avons dans notre cas utilisé une méthode prospective. Nous avons donc considéré des sujets qui au démarrage de l’étude étaient tous en bonne santé. Puis, nous les avons suivis dans le temps et identifié l’apparition de maladies chez certains d’entre eux. Pour être fiables et avoir un niveau suffisant de puissance statistique dans l’analyse des résultats, il est impératif que le suivi soit long, sur plusieurs années et que le nombre de personnes étudiées soit important.
Un des reproches fait à votre étude est justement que les personnes observées sont toutes volontaires, donc que votre échantillon d’enquête n’est pas représentatif de la population. Cela peut-il influencer les résultats mis en avant ?
E K-G :Le principe des cohortes fonctionne évidemment sur du volontariat. On ne peut pas obliger les gens à participer à des études à long terme. Notre échantillon n’est donc effectivement pas représentatif de la population générale. Il est essentiellement constitué, dans notre cas, de personnes qui sont globalement sensibilisées aux questions de nutrition, d’alimentation et de santé. On a donc en proportion moins de personnes, dans notre échantillon, qui ne se préoccupent pas de la qualité de leur alimentation. Mais cela aurait plutôt tendance à sous-estimer les associations observées entre alimentation bio et risques de développement de cancers. Si on menait ce type d’études sur une population représentative, avec l’entièreté de la diversité des comportements alimentaires, la relation observée dans l’étude serait probablement encore plus forte.
Vous êtes vous-même très prudente dans l’interprétation des résultats. Pourquoi ?
E K-G :Il faut adopter un discours très prudent sur les implications de l’étude malgré des résultats importants. Ce que nous avons démontré est issu de l’observation d’une association entre alimentation bio et diminution du risque de cancers, et non la démonstration d’un lien de cause à effet. Nous n’apportons pas de preuves, contrairement à ce qui a été rapporté par certains médias. Pour démontrer de manière précise un lien de cause à effet entre alimentation bio et diminution du risque de cancer, il faudrait faire des études expérimentales d’intervention, et non pas seulement d’observation. Mais cela est humainement, éthiquement et financièrement compliqué : on ne peut pas obliger des gens à manger tout le temps bio, pour voir si finalement, au bout de plusieurs années, ils tombent malades.
Les résultats observés sont-ils confirmés par d’autres études ?
E K-G :Dans toute démarche scientifique, on se doit de discuter les résultats de l’étude publiée. C’est-à-dire d’en montrer les limites -il y en a toujours- et de confronter les résultats obtenus avec d’autres études ayant traité du même sujet. Dans notre cas, cette confrontation a été relativement simple car il n’y a qu’une seule étude qui a posé la question des liens potentiels entre alimentation bio et cancer, publiée en 2014 par une équipe anglaise. Elle rapportait une diminution du risque de lymphome non hodgkinien et, contrairement à notre étude, une petite augmentation du risque de cancers du sein en association avec une alimentation bio. L’étude anglaise était d’une très grande ampleur et puissante statistiquement puisqu’elle a porté sur plus de 600 000 femmes et a duré 9 ans, soit le double de temps qu’a duré notre étude. En revanche, elle n’a pas mesuré de manière aussi précise les niveaux de consommation de produits biologiques en traitant la question de manière générale sur tout le régime alimentaire. Dans notre cas, nous avons croisé les niveaux de consommation de produits bio en fonction de seize groupes alimentaires différents (les fruits, les légumes, la viande, les poissons…). Cela nous a permis de séparer plus finement les consommateurs selon leur niveau d’alimentation bio. Ces variations méthodologiques peuvent expliquer la divergence des résultats entre les deux études.
Si l’on a bien compris que les résultats de votre étude étaient descriptifs et non explicatifs, peut-on néanmoins avancer des hypothèses permettant d’établir une causalité entre alimentation bio et diminution du risque de cancers ?
E K-G :Dans l’interprétation des résultats, nous avons avancé plusieurs hypothèses explicatives, qu’il faudra vérifier dans des études futures. La première hypothèse pourrait être les différences nutritionnelles potentielles entre aliments bio et non bio, sauf que ces dernières sont en moyenne faibles et ne couvrent pas toute l’alimentation. Par ailleurs, on ne connait pas à l’heure actuelle les conséquences physiologiques de ces différences. On est donc très loin d’avoir suffisamment de données pour supporter une telle hypothèse.
La deuxième hypothèse, qui est la plus probable, serait la différence de résidus de pesticides entre aliments bio et non bio. Les données, notamment de l’EFSA, sont désormais assez claires sur le fait que les aliments bio contiennent moins de résidus de pesticides que les produits non bio. Ceci étant dit, le fait qu’un consommateur bio ait moins de résidus de pesticides dans son alimentation ne veut pas nécessairement dire que les niveaux de résidus dans l’alimentation non bio soient dangereux. La question que nous nous posons est de savoir si ces différences d’exposition aux pesticides par l’alimentation ont un effet sur la santé. Cette hypothèse semble la plus plausible au regard des études animales et cellulaires sur les potentiels effets carcinogènes des résidus de pesticides. Mais c’est une hypothèse d’interprétation, que l’on ne démontre pas dans notre étude.
Nous avons donc besoin de beaucoup plus de données pour distinguer l’intuition ou les croyances, des données chiffrées scientifiquement. Il faut mettre en garde contre les raccourcis médiatiques idéologiques qui ont été faits après la publication de cette étude.
Comment aller plus loin pour poursuivre vos travaux et confirmer ou infirmer les hypothèses qui en découlent ?
E K-G :Nous travaillons sur un projet dans lequel nous avons développé une base de données de contamination en pesticides des aliments qui nous permet d’estimer, de manière quantitative, l’exposition d’individus aux pesticides au regard de leur alimentation, bio ou non bio. La prochaine étape de notre travail consistera donc à étudier les liens potentiels de différents niveaux d’exposition aux résidus de pesticides dans l’alimentation avec la santé. De manière générale, j’invite à la plus grande prudence quant à l’interprétation des résultats de notre étude. En termes de politique de santé publique, on ne peut pas faire de recommandations sur une étude originale unique. Il est nécessaire qu’il y ait beaucoup d’autres études qui soient menées dans une multitude de contextes, comme des populations qui ont des cultures alimentaires différentes. Il nous faut un faisceau de preuves, c’est-à-dire qu’un très grand nombre d’études aillent dans le même sens pour être en mesure d’affirmer une certitude. Avant de démontrer que les fruits et légumes étaient bons pour la santé, il a fallu des dizaines et des dizaines d’études qui rapportaient des résultats cohérents. Le gros problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est que le fait de manger bio ou non est peu mesuré dans les études épidémiologiques. Nous avons donc besoin de beaucoup plus de données pour distinguer l’intuition ou les croyances, des données chiffrées scientifiquement. Il faut mettre en garde contre les raccourcis médiatiques idéologiques qui ont été faits après la publication de cette étude.