Le terme « agroécologie » est actuellement très en vogue. Comment trouver un sens à ce terme parmi ses multiples définitions ?
Marc Dufumier : Il est vrai qu’il existe une multitude de définitions de l’agroécologie. Pour Pierre Rabhi c’est une éthique de vie, là où pour Stéphane Le Foll c’est un ensemble de pratiques conciliant efficacité économique et considérations environnementales. Pour d’autres, l’agroécologie se confond avec l’agriculture dite raisonnée, dans laquelle les agriculteurs sont engagés dans une démarche de progrès, sans aller jusqu’au cahier des charges complet de l’agriculture biologique. En ce qui me concerne, je présenterais l’agroécologie comme une discipline scientifique. Celle qui rend intelligible la complexité et le fonctionnement des agroécosystèmes, de façon à inspirer des pratiques agricoles novatrices ayant pour objectif de pouvoir nourrir durablement et correctement les populations locales. L’agriculture biologique est la pratique agricole qui s’en inspire le plus actuellement. D’autres agricultures, non bio, tendent néanmoins à développer aussi des pratiques plus favorables à l’environnement, à la qualité sanitaire des aliments et aux générations futures.
Quels sont les grands principes qui régissent l’agroécologie scientifique ?
M.D : Faire un usage intensif des ressources naturelles renouvelables, être économe en énergie fossile et ne plus utiliser d’agro-toxiques. Les kilocalories qui sont quotidiennement nécessaires à notre alimentation nous viennent en réalité du soleil grâce à la plante, qui transforme cette énergie solaire en énergie alimentaire via la photosynthèse. L’agroécologie scientifique doit donc permettre d’envisager un usage intensif des rayons du soleil, ressource on ne peut plus renouvelable. Sur les terres agricoles, le maximum de rayons du soleil doivent alors être interceptés par les végétaux et le moins possible tomber sur de la terre nue. Cela passe donc par une couverture végétale la plus totale et la plus permanente possible. Pour produire cette énergie alimentaire, la plante a besoin du gaz carbonique de l’atmosphère, qui est aujourd’hui en quantité pléthorique. Mais pour que la photosynthèse fonctionne, il faut que ce gaz rentre dans les plantes par les orifices par lesquels elles transpirent. Mais celles-ci ne transpirent que si elles sont suffisamment approvisionnées en eau dans les sols. Cela nécessite d’être très attentif à la gestion de l’eau : toute l’eau doit s’infiltrer dans le sol, rien ne doit ruisseler en surface. Il faut donc des sols poreux, dont la structure est capable de retenir l’eau. C’est désormais le ver de terre qui rendra le sol poreux et non la charrue qui tend à détruire le taux d’humus des sols et rendre ceux-ci plus sensibles à l’érosion. Il nous faut favoriser la vie biologique des sols et accroître le taux d’humus des sols car c’est ce denier qui retient l’eau dans la couche arable pour la mettre à disposition des racines des plantes cultivées. Nous avons également besoin de protéines, constituées d’azote, dans notre alimentation. L’agroécologie scientifique propose de substituer les engrais azotés de synthèse, fabriqués avec de l’énergie fossile et très émetteurs de protoxyde d’azote (un puissant gaz à effet de serre), par des plantes de l’ordre des légumineuses capables de fixer l’azote contenu naturellement dans l’air. Ensuite, l’agroécologie scientifique prône le recours à des systèmes agroforestiers qui associent arbres et cultures. Avec leurs systèmes racinaires profonds les arbres sont capables d’aller chercher des éléments minéraux dans le sous-sol inaccessible aux cultures, par exemple céréalières. Ces éléments sont alors restitués aux cultures via la chute des feuilles de l’arbre. Cela est particulièrement intéressant pour le phosphore, dont on sait très bien qu’il y a un risque de pénurie du fait de l’épuisement des mines de phosphates. Enfin, l’élevage est également une composante essentielle de l’agriculture inspirée de l’agroécologie scientifique par sa contribution importante à la fertilité des sols.
Cette agriculture est au fond un retour à des pratiques largement abandonnées du fait de l’intensification de l’agriculture après-guerre ?
M.D : Elle ne peut se résumer à cela. S’il est vrai qu’elle rétablit un certain nombre de variétés et races animales anciennes et restaure des savoir-faire ancestraux, cette agriculture est savante en faisant un usage intensif des ressources naturelles renouvelables ou pléthoriques : l’énergie solaire, l’azote de l’air, le carbone du gaz carbonique, les éléments minéraux du sous-sol, etc. Elle respecte la biologie des sols et notamment la présence en leur sein de champignons mycorhiziens, capables de débusquer des éléments minéraux présents dans les couches superficielles et profondes de la terre, via leur appareil végétatif, et de les rendre disponibles aux cultures en s’associant au système racinaire de ces dernières. Mais préserver ces mycorhizes, il faut bien sûr éviter l’utilisation de fongicides. Au-delà du sol, il faut savoir élargir le concept de fertilité à l’ensemble de l’agroécosystème. L’effondrement des colonies d’abeilles est en effet sans doute à court terme l’une des principales menaces dans les pays d’agriculture industrielle. Il nous faut donc préserver la biologie à diverses échelles : dans le sol mais également dans tout l’espace de nos terroirs, via notamment la haie qui fertilise les cultures par la chute de ses feuilles, empêche le ruissellement des eaux, sert de brise vent, héberge des coccinelles qui neutralisent les pucerons… L’agriculture inspirée de l’agroécologie maintient donc des agroécosystèmes extrêmement diversifiés, des rotations variées, et une association de la polyculture et de l’élevage. Cette agriculture est en fait hyper moderne, même si elle se base en partie sur des savoir-faire parfois anciens, des races animales ou des variétés de plantes rustiques. L’agroécologie scientifique a pour ambition d’expliquer la complexité des agroécosystèmes pour en favoriser une mise en valeur durable, et non pas une pure et simple exploitation avec emploi de produits pesticides.
Quelle place pour l’élevage, dont les effets sur le réchauffement climatique sont souvent pointés du doigt, dans l’agro-écologie que vous défendez ?
M.D : Dans notre alimentation, s’il nous faut consommer moins de viande rouge et moins d’acides gras saturés, c’est d’abord pour des raisons nutritionnelles. Il nous faut évidemment éviter de manger de la viande avec des antibiotiques et éviter de développer des antibiorésistances. Je suis donc très sensible à l’argument nutritionnel qui aboutit à diminuer la consommation de viande. Je suis en revanche plus réservé sur la dénonciation des ruminants au sujet de leur contribution au réchauffement climatique par les émissions de méthane. Il est incontestable que ce dernier est un gaz à effet de serre beaucoup plus réchauffant que le gaz carbonique mais un élevage, mené de manière agro-écologique, permet en même temps, via les prairies, de stocker du carbone dans les sols. Si la prairie est riche en légumineuses, les cultures de la rotation auront besoin de beaucoup moins d’engrais azotés de synthèse et cela se traduira par de moindres émissions de protoxyde d’azote, ce qui compense en grande partie la surémission de méthane. Pour un pays comme la France, le mieux me parait de rééquilibrer l’élevage dans toutes les régions plutôt que de le concentrer sur peu de sites comme en Bretagne. Il faut réassocier l’agriculture et l’élevage.
Le poulet pas cher (…) nous coûte très cher.
L’agriculture que vous défendez est-elle capable de nourrir une population mondiale, toujours plus importante ?
M.D : La réponse est oui : inspirée de l’agro-écologie scientifique, elle peut nourrir correctement et durablement l’humanité toute entière en faisant l’usage le plus intensif possible des ressources naturelles renouvelables. On peut pratiquer cette agriculture dans tous les pays du monde. Il est vrai qu’en France, le passage de notre agriculture industrielle à une agriculture biologique entraîne une diminution de rendement de moitié pour certaines productions comme le colza. Mais cela est dû au fait qu’il nous faut tout d’abord réhabiliter des agroécosystèmes déjà très détériorés. Cependant, il faut prendre en compte ce que nous coûte l’agriculture industrielle et regarder surtout la valeur ajoutée des productions : ce que l’on a produit moins ce que l’on a détruit. Le poulet pas cher que nous produisons en Bretagne nous coûte très cher. L’agriculture productiviste est très destructrice en étant consommatrice d’engrais de synthèse, de carburants ou de pesticides. La valeur ajoutée à l’hectare par l’agriculture biologique est donc bien supérieure à celle de l’agriculture industrielle. Et dans les pays du Sud où il n’y a pas encore eu de dégâts causés par l’agriculture industrielle, on peut d’emblée accroître les rendements brut à l’hectare avec les méthodes agroécologiques qui font l’usage intensif de la photosynthèse. Dans des pays comme le Niger ou le Mali, les rendements du sorgho ou du mil ont été multipliés par deux à trois en quinze ans lorsque ces cultures sont associées par exemple à l’Acacia Albida, un arbre de la famille des légumineuses. Cela est bien plus rapide que l’accroissement démographique. On ne manque pas de solutions inspirées de l’agro-écologie, y compris dans des régions semi-arides.
Produire moins chez nous, c’est permettre aux peuples du Sud de produire chez eux ce dont ils ont besoin et de se nourrir correctement sans avoir à dépendre de nos excédents bas de gamme !
Par ailleurs, pour nourrir correctement une personne, il faut de l’ordre de 200 kg de céréales ou son équivalent calorique par habitant et par an. La production mondiale est actuellement de 330 kg d’équivalent de céréales. Il y a donc déjà un excédent de nourriture dans le monde, provenant de l’Europe, des Etats-Unis d’une partie de l’Amérique du Sud. Donc la question de notre capacité à nourrir le monde est avant tout économique. Nos excédents de poulets bas de gamme de quarante jours ou de poudre de lait ruinent les basses-cours du Sénégal et les petites fermes laitières d’Afrique, en les empêchant de développer leurs propres productions. Il faut que les pays du Sud puissent dégager des revenus suffisants et produire par eux-mêmes la nourriture dont ils ont besoin. Produire moins chez nous, c’est permettre aux peuples du Sud de produire chez eux ce dont ils ont besoin et de se nourrir correctement sans avoir à dépendre de nos excédents bas de gamme !