Les lecteurs de Graine de Mane connaissent déjà le système en agriculture de conservation que vous pratiquez et défendez. En plus des grandes cultures, vous y avez introduit l’élevage. Pourquoi ?
C’est une conjonction de plusieurs idées et rencontres. Mon histoire personnelle fait que j’ai toujours été en contact avec des animaux de ferme jusqu’à l’âge de 30 ans. Mais j’ai surtout été interpellé par des agriculteurs en Amérique du Nord qui avaient réintroduit l’élevage dans leur système, à la base purement céréaliers. Et cela fait effectivement sens. En agriculture de conservation, les sols sont en bonne santé car très peu travaillés et tout le temps protégés et nourris par des couverts végétaux (plantes semées, non récoltées et restituées au sol). Ces couverts représentent une biomasse importante que l’on peut voir comme une source de fourrage pour les animaux. Enfin, l’élevage permet d’aller encore plus loin dans la performance des systèmes céréaliers en agriculture de conservation.
Justement, pouvez-vous nous expliquer ce qu’apporte concrètement l’élevage à l’agriculture de conservation des sols ?
La difficulté de l’agriculture de conservation réside parfois, comme dans tout système techniquement innovant, dans la gestion des échecs. En ne travaillant plus le sol, on se passe, pour des raisons agronomiques vertueuses, d’un outil de contrôle des mauvaises herbes. Il peut parfois arriver qu’un champ se salisse de manière trop importe ou qu’un couvert végétal mal détruit concurrence trop fortement une culture. La présence de l’élevage permet de rattraper une parcelle qui nous échappe, sans en perdre la récolte, et sans la détruire mécaniquement ou la désherber chimiquement. On peut à la place la faire pâturer. Le système gagne alors fortement en résilience. Les animaux dans les couverts permettent également d’éliminer certaines mauvaises herbes sans avoir recours aux herbicides. En outre, les cycles de fertilité du sol sont généralement ralentis en agriculture de conservation. Le travail du sol par des outils mécaniques est très limité, voir inexistant dans ces systèmes. Ce dernier a tout de même pour effet d’activer la minéralisation des matières organiques en nutriments, seule forme de nourriture accessible aux cultures. Supprimer le travail du sol, c’est donc aussi se passer d’un moyen de nourrir les cultures rapidement quand elles en ont besoin. Avec l’élevage, on peut combiner la protection du sol, car on ne le travaille pas, et une nutrition optimale des cultures : les animaux pâturent les couverts et les transforment en crottes ou bouses, qui représentent un engrais rapidement assimilable par les cultures. A contrario, un couvert végétal met du temps à se décomposer et à rendre disponibles aux plantes les nutriments qu’il contient. Au final, l’élevage permet donc d’aller encore plus loin vers la sécurisation, la réussite et la performance de l’agriculture de conservation des sols.
A l’inverse, quels sont les bénéfices pour l’élevage ?
Ce système permet de faire de l’élevage, donc de produire de la nourriture, sans consommer davantage de terres agricoles. En effet, dans ce type de système, les animaux pâturent des couverts insérés entre deux cultures, sur des terres qui seraient nues sinon. Cela permet donc d’apporter des solutions pour minimiser la compétition entre surfaces pour l’alimentation humaine et animale. Ce type de système apporte également des réponses aux reproches faits à l’élevage en termes d’impact carbone. A chaque fois que l’on éloigne des animaux des pâturages, les émissions de carbone explosent. Il n’y a qu’à voir la spécialisation des régions françaises entre productions animales et végétales et ce qu’elle a engendré : une déconnexion des deux systèmes, leur intensification et des externalités environnementales lourdes. Là ce n’est pas le cas, les animaux sont sur la ferme et peuvent s’y nourrir toute l’année. Enfin, on fait pâturer les animaux sur des temps limités sur des parcelles successives pour gérer intelligemment la ressource en fourrages sans l’épuiser. En évitant de les laisser trop longtemps au même endroit, on diminue l’installation de parasites néfastes aux troupeaux. Il faut bien comprendre que tout cela est rendu possible sur mon exploitation par vingt ans d’agriculture de conservation des sols.
Ce système permet aussi l’installation de nouveaux agriculteurs à moindre frais …
C’est effectivement le plus enthousiasmant dans ce système ! Actuellement l’installation en élevage est très compliquée car il faut à la fois des terres, des bâtiments et des animaux et donc une capacité importante d’investissement. Le système que nous pratiquons permet à des jeunes de s’installer à moindre frais avec un troupeau, des clôtures, du câble électrique, une voiture et de quoi abreuver les animaux. Au final, personne ne prend de risque, c’est un système gagnant-gagnant entre l’éleveur et le céréalier. Si ça ne marche pas pour l’éleveur, il peut revendre des animaux, les investissements sont minimes. En outre, ce dernier peut avoir accès au matériel du céréalier en cas de besoins. On peut également envisager des échanges de main d’œuvre pour gérer les pics de travail, voire permettre à l’un ou l’autre de prendre un peu de vacances. On remet ainsi de l’humain et de la coopération entre des systèmes de production différents qui ont été trop longtemps déconnectés. Cela fonctionne parce que je suis en agriculture de conservation et que mes sols sont capables, via les couverts végétaux, de produire suffisamment de biomasse pour satisfaire les besoins d’un troupeau. La bonne santé agronomique d’un système permet de donner une chance à des agriculteurs qui rêvent de s’installer. Un accès à la terre leur est possible à moindre frais. On peut envisager cela avec de l’élevage mais aussi du maraîchage, par exemple. Cela doit être vu comme une chance pour l’agriculture française : réconcilier, par l’agronomie, plusieurs formes d’agricultures, les faire fonctionner en coopération et faciliter les vocations paysannes.