Quelque part sur la côte cubaine, au mois de novembre 1492, les hommes de Christophe Colomb sont probablement les premiers européens à avoir mangé du maïs. À cette date, il est cultivé du Rio de la Plata, en Argentine, jusqu’à l’embouchure du Saint-Laurent, 9 000 km plus au nord, occupant presque tous les climats, depuis le niveau de la mer jusqu’à 3 400 m d’altitude. Deux cent ans plus tard, il aura conquis le monde entier.
Mais l’histoire du maïs commence au moins 8 200 ans plus tôt dans le sud du Mexique, une zone au climat plutôt chaud et sec (les plus vieux grains de maïs connus proviennent de la grotte de Guilá Naquitz, dans la région de Oaxaca). Les conditions de sa domestication sont mal connues. Mais à partir de Oaxaca, il se diffuse vers le Nord et le Sud. Vers -1 500, on le retrouve dans le sud-ouest des États-Unis actuels, là encore dans un climat chaud et sec. Quelques siècles plus tard, il atteint l’est des États-Unis. Mais il faut encore attendre l’an 200 pour retrouver le maïs à proximité de l’actuel Canada ; il n’occupera une place centrale dans les économies agricoles du nord-est de l’Amérique qu’à partir de l’an 900.
La diffusion du maïs vers le Sud est moins bien connue, mais il atteint rapidement le nord des Andes, vers -6 500, et occupe le bassin de l’Amazone jusqu’au nord de l’Argentine vers -2 000.
Au total, le maïs aura mis plus de 5 000 ans pour occuper son aire de répartition de 1492. Au cours de son long voyage, il a acquis une diversité de formes surprenantes. À tel point que les chercheurs penseront longtemps qu’il a été domestiqué plusieurs fois, à partir de différentes populations sauvages. Sa diversité est telle qu’il y a en moyenne plus de différences entre les variétés de maïs qu’entre des humains et des chimpanzés.
Une diffusion éclair à travers le monde
Le maïs traverse l’Atlantique pour la première fois dans les bateaux de Christophe Colomb en 1493. Les grains de maïs rapportés par Colomb sont rapidement mis en culture et, combinés à d’autres variétés rapportées plus tard de Colombie, il se propage dans toute la zone méditerranéenne. On trouve des peintures qui représentent des pieds de maïs à Rome dès 1517.
En parallèle, les français rapportent du Canada les variétés de maïs qu’ils y ont rencontré. En France, le maïs a peu de succès, à part dans le Sud-Ouest, dans la Bresse et en Alsace. Mais les variétés introduites en France se diffusent dans toute l’Europe au cours du 16ème siècle. En 1539, le botaniste allemand Bock écrit que le maïs est cultivé dans tous les jardins. En 1570, il est cultivé dans les Alpes italiennes, et sert déjà à la préparation de la polenta. En 1670, le philosophe anglais John Locke observe que le maïs est la nourriture des pauvres dans le sud de la France, où il remplace le blé ou l’orge. Et à partir du 18ème siècle, le maïs est la nourriture de base du paysan des Balkans ou de Roumanie. Au 19ème siècle, les paysans roumains produisent du blé pour l’exportation et du maïs pour leur consommation personnelle. Aujourd’hui, la rotation blé-maïs est toujours très importante en Roumanie, et la mamaliga, un genre de polenta, est le principal plat traditionnel.
Dans la zone comprise entre le nord du Portugal et le sud-ouest de la France, les variétés ramenées par les Espagnols depuis les Antilles et celles ramenées du Canada par les Français, se rencontrent et s’hybrident. Elles donnent naissance à de nouvelles variétés, adaptées aux conditions locales, tempérées et humides. Au final, l’intense travail d’adaptation et d’hybridation des variétés de maïs effectué par les paysans européens fait du maïs une vraie plante européenne. De nombreuses variétés locales sont créées au cours des 500 ans qui suivent. Quand les premières variétés de maïs hybrides sont créées, après 1955, on croise des variétés européennes avec des variétés nord-américaines, car elles sont devenues génétiquement très différentes.
Mais l’histoire mondiale du maïs ne se limite pas à l’Europe. Les variétés de maïs cultivées en méditerranée sont transportées par des marchands musulmans et s’implantent dans le nord de l’Inde à partir du 16ème siècle et en Ethiopie dès 1623. Les Portugais introduisent le maïs en Afrique, sur l’île de Sao Tome, en 1534, et un peu plus tard au Cap-Vert. Sur ces deux îles, il fournit une nourriture abondante et peu chère pour les convois d’esclaves qui font leurs stocks avant la traversée de l’Atlantique. Quelques siècles plus tard, le maïs est cultivé dans toute l’Afrique intertropicale, depuis le sud du Sénégal jusqu’en Tanzanie. Les Portugais, toujours, l’introduisent à Java (Indonésie) dès 1496, tandis que les Espagnols l’installent dans leur colonie des Philippines. De là, il se propage sur le continent, et est mentionné en Chine dès 1580.
Résultat : le maïs, qui avait mis plusieurs milliers d’années à coloniser les Amériques, s’est propagé sur tous les continents en moins de 200 ans. Aujourd’hui le maïs est la troisième espèce cultivée dans le monde, en termes de superficie, derrière le blé et le riz, et la deuxième en termes de tonnage produit.
Les conséquences de l’échange colombien : surpopulation et esclavage
En 1972, dans son ouvrage « l’Échange Colombien » (The Columbian Exchange, non traduit), l’historien Alfred W. Crosby insiste sur la croissance démographique que les cultures américaines ont provoqué dans les pays de l’ancien monde où elles ont été introduites. Ainsi en Chine, la culture du maïs serait à elle seule responsable d’une augmentation de 19% de la population chinoise entre 1770 et 1900, soit 66 millions d’habitants supplémentaires. La forte croissance démographique de la Chine à cette époque s’accompagna d’un mouvement de migration vers l’Ouest et le Nord du pays. La colonisation des collines de l’Ouest, inadaptées à la culture du riz, n’a pu se faire que grâce à la culture du maïs, de la pomme de terre et de la patate douce. Ces nouvelles cultures ont permis de tripler la surface cultivée entre 1700 et 1850. Mais le maïs étant une culture qui couvre peu le sol, il semble que la mise en culture des collines ait entraîné des phénomènes d’érosion majeurs qui ont contribué à ruiner les rizières situées en contrebas et qui ont augmenté la fréquence des inondations. En 1802, les autorités de la province du Zhejiang tentèrent d’interdire la culture du maïs dans les collines. Mais les celles-ci étaient peuplées d’une population pauvre qui n’avait pas d’autres ressources. Les autorités renouvelèrent l’interdiction en 1824, elles tentèrent même de faire appel à l’armée pour arracher les plants de maïs. Sans succès. Des études montrent d’ailleurs que la croissance démographique chinoise s’est accompagnée d’une stagnation du revenu par habitant, et même d’une décroissance de l’urbanisation. L’introduction des cultures américaines aurait projeté la Chine dans une situation de crise malthusienne : la croissance de la population a été plus rapide que la croissance de la production alimentaire. Les problèmes causés par la culture du maïs aggravèrent la situation de la Chine, déjà confrontée aux agressions commerciales et militaires de l’empire britannique. L’aggravation de cette situation conduira à la révolution chinoise de 1911.
En Afrique, l’effet de l’introduction du maïs (ainsi que du manioc et de l’arachide) est mal connu. Plusieurs historiens pensent que l’augmentation de la production alimentaire a entraîné une croissance de la population africaine qui aurait ensuite permis aux élites africaine de vendre une plus grande quantité de travailleurs comme esclaves sans mettre en péril la production agricole. Une étude a ainsi estimé que le maïs aurait contribué à 22% de la croissance démographique africaine entre 1500 et 1900 et à 6% du commerce des esclaves.
Le maïs, un exemple de l’impact de la géographie sur l’histoire
Dans son livre De l’inégalité entre les sociétés (1997), Jared Diamond tente de comprendre pourquoi les sociétés se trouvant le long d’une ligne allant de la Méditerranée à la Chine ont acquis une avance technologique importante qui leur a permis de coloniser le reste du monde. Son explication fait largement appel à la géographie, et notamment à la disposition des continents. L’Eurasie est orientée Est-Ouest, alors que l’Afrique et l’Amérique sont orientées Nord-Sud. L’une des conséquences est qu’une plante domestiquée à une extrémité de l’Eurasie peut se diffuser presque instantanément sur l’ensemble du continent. En effet, la durée du jour, et ses variations saisonnières, sont un facteur essentiel pour une plante : c’est la durée du jour qui va déterminer son entrée en floraison. Comme la durée du jour ne varie pas lorsqu’on se déplace d’Est en Ouest mais qu’elle varie fortement lorsqu’on se déplace du Nord au Sud, les plantes domestiquées en Eurasie peuvent presque immédiatement être adoptées par tous les peuples du continent. Ces peuples peuvent ensuite produire des surplus agricoles suffisants pour entretenir des armées, des populations urbaines, des commerçants, etc.
À l’inverse, en Afrique et en Amérique, cultiver une plante à quelques centaines de kilomètres au Nord ou au Sud de sa zone d’origine demande d’entreprendre tout un processus de sélection pour sélectionner des gènes adaptés aux variations locales de la lumière du jour. Le maïs est un bon exemple de cela : il lui a fallu 5 000 ans pour coloniser l’Amérique du Nord au Sud, mais seulement 200 ans pour se propager sur toute la planète. Bien sûr, les navires européens lui ont permis cette diffusion accélérée, mais cela n’explique pas tout. Pendant les 5 000 ans de sa progression du Nord au Sud, les amérindiens ont sélectionnés une grande diversité de variétés de maïs, adaptée chacune à une latitude bien particulière. Ce processus a forcément été très lent. En revanche, les européens n’ont eu qu’à transférer les variétés de maïs d’un continent à l’autre, le long d’une même latitude, par exemple du Canada à la France. C’est finalement au lent travail de sélection des amérindiens que les sociétés de l’ancien monde doivent une partie de leur histoire moderne.