Les origines de l’agriculture biologique nous disent beaucoup sur l’histoire et le chemin parcouru par ce mouvement. Comme le rappelle Frédéric Denhez dans son ouvrage Le bio, au risque de se perdre, paru chez Buchet-Castel en 2018, cette agriculture est en partie née dans le trouble de mouvements réfractaires à la modernisation imposée au monde agricole dans les années vingt : plus de tracteurs, plus d’engrais, plus de pesticides. Après la première guerre mondiale, une partie du monde paysan a en effet cherché à défendre les traditions et les rythmes qui lui étaient propres, quitte à avoir pour certaines de ses figures de proue, les « chemises vertes », des positions politiques très réactionnaires en défendant l’antiparlementarisme et le repli sur soi. En Autriche, Rudolf Steiner, qui n’avait rien ni d’un agronome, ni d’un paysan, inventa la biodynamie, discipline agricole comportant une importante part d’ésotérisme. « Souvent confondue avec l’agriculture biologique, l’agriculture biodynamique doit son appellation à l’organisation de rituels ésotériques dans les champs, chargés de dynamiser spirituellement les sols, les plantes et l’univers par des méditations, une liturgie et des accessoires qui seraient dotés de pouvoirs surnaturels », alerte le journaliste Jean-Baptiste Mallet dans son article du Monde Diplomatique de juillet 2018. Cette agriculture biodynamique n’a jusqu’à présent pas fait la preuve, sur le plan de la qualité et de la productivité, de ses performances accrues par rapport à la bio, dont elle respecte les principes de base, à savoir l’absence d’utilisation d’engrais et de pesticides de synthèse, ainsi que la rotation des cultures. Et Frédéric Denhez de nous rappeler que le virage scientifique et écologique de l’agriculture bio n’est réellement pris qu’à partir des années 1960, où elle devient non plus un mouvement de contestation de la science et de la République, mais celui des lois agricoles de remembrement de l’époque. La parution en 1962 du Printemps silencieux de Rachel Carson, livre dénonçant la disparition des oiseaux aux Etats-Unis du fait de l’agriculture intensive, « marque alors une rupture chez les militants du mouvement bio car il le transforme définitivement en une défense de la santé des consommateurs et des écosystèmes, l’éloignant ainsi de la nostalgie des débuts et du paganisme new-age de Steiner », détaille ainsi Frédéric Denhez.
La bio, très loin d’une « agriculture du laisser-faire »
Progressivement, la bio s’institutionnalise et se normalise. D’abord avec le cahier des charges, en France, de Nature et Progrès, en 1971. Ensuite par une réglementation reconnue nationalement en 1981, qui deviendra par la suite européenne. Cette dernière se traduit essentiellement par l’interdiction de l’utilisation des produits phytosanitaires de synthèse, des engrais minéraux et des OGM. Scientifiquement, ces fondements peuvent être contestés. Ce qui est naturel n’est pas forcément bon et ce qui est de synthèse pas nécessairement mauvais. La roténone par exemple, molécule extraite naturellement de plantes tropicales, a été interdite en agriculture bio en 2011 parce qu’elle entraînait un risque accru de maladie de Parkinson. Néanmoins, le cadre de contraintes posé par la bio, oblige à opérer un changement total de paradigme dans les pratiques agricoles, induisant de nombreux avantages agronomiques et environnementaux. Une fois les « béquilles » que représentent les pesticides de synthèse et les engrais minéraux enlevées, les agriculteurs bio vont bien souvent plus loin que le cahier des charges pour permettre la viabilité de leur système : diversification des cultures, utilisation de méthodes naturelles de lutte contre les maladies et les ravageurs, maintien de paysages agricoles – arbres, haies – permettant l’abri de parasites des ravageurs des cultures… Loin d’être une agriculture du « laisser faire », l’agriculture biologique est en réalité extrêmement technique et intensive en connaissances.
Pour une approche scientifique de l’agriculture biologique
Idéologiquement, la bataille de l’opinion est en passe d’être remportée pour la bio : il n’y a plus une semaine sans que l’usage des pesticides ou les pollutions d’origine agricole ne soient l’objet de reportages, d’émissions ou de débats publics. Toutes les agricultures bougent et se préoccupent désormais de réduire leur empreinte environnementale et sanitaire que les consommateurs n’acceptent plus. En ce sens, la bio possède d’ailleurs une image de marque à faire pâlir nombre de dirigeants politiques. Techniquement, les défis restent pourtant nombreux pour continuer à faire de cette agriculture ce qu’elle a réussi à représenter depuis son émergence : une boussole pour nombre d’autres formes d’agricultures. L’augmentation de la productivité, la limitation du travail du sol ou de l’utilisation de certains pesticides naturels au profil toxicologique préoccupant, comme le cuivre ou l’huile de Neem, sont autant de questions techniques à affronter pour les professionnels de la bio au moment où s’opère un changement d’échelle de ce mode de production. Y répondre se fera essentiellement de manière agronomique et scientifique, en croisant les compétences des agriculteurs et des instituts de recherche pour utiliser au mieux, et de manière durable, les mécanismes du vivant.
Au-delà de la science, la biodynamie
Est-ce à dire que le salut de l’agriculture biologique ne se fera uniquement que dans la science ? Sans doute que non, parce que la science n’est pas tout et que ni les consommateurs, ni les agriculteurs, ne raisonnent de manière uniquement rationnelle. Il est parfaitement compréhensible que des paysans s’accomplissent dans une agriculture qui n’a pas la science pour seule dimension, comme c’est le cas pour la biodynamie. Par ailleurs, nombre d’agriculteurs qui pratiquent actuellement la biodynamie se revendiquent d’avantage du pragmatisme que de l’idéalisme. Ils sont souvent bio avant d’être biodynamiciens. Présenter la biodynamie comme la manière la plus aboutie de pratiquer la bio, comme cela est souvent le cas médiatiquement, n’en reste pas moins une erreur. Le prolongement de la bio y est spirituel – donc propre à chacun et de l’ordre de la croyance – et non scientifique. Les faits scientifiques peuvent être approuvés ou contestés de manière étayée, contrairement aux croyances. Présenter la biodynamie comme une pratique scientifique ne rend donc service ni à elle-même, ni à l’agriculture bio, qui a besoin de clarté et de rigueur pour comprendre la complexité du vivant sur laquelle elle se base. Cela est une partie de la condition de l’adaptation de l’agriculture bio à une grande diversité de contextes de production.
Le mercantilisme contre le militantisme et la science ?
Dans un autre registre, il suffit de déambuler dans les allées de quelques « salons bio » pour se rendre compte que la science en est souvent la grande oubliée. Pendentifs permettant de se protéger des ondes (des kits similaires sont vendus dans les Biocoop), pierres magiques ou de lumière, magnétisme, ou encore conférences de chantres des antivaccins sont légion dans ces salons. Absence de culture scientifique dans la société et défiance généralisée vis-à-vis d’un discours scientifique perçu comme dominant : le cocktail est détonnant pour des consommateurs, le plus souvent sincères, en quête d’une vie plus saine ou d’une reconnexion avec la nature. Associer l’agriculture biologique à ces discours la dessert et la positionne dans un registre où ses opposants aimeraient qu’elle reste : celui d’une pratique marginale, farfelue et pseudo-scientifique. L’agriculture biologique, qui représente une voie d’avenir d’évolution de nos manières de produire et de consommer, mérite mieux que d’être confondue avec des discours pseudo-scientifiques, au final peu respectueux du portefeuille de leurs adeptes. A l’opposé, le militantisme, qui en son temps a eu un rôle considérable pour l’émergence de l’agriculture biologique, a un nouveau combat tout trouvé : défendre une agriculture biologique scientifique, respectueuse du consommateur et faite par des producteurs justement rémunérés pour les services avérés qu’ils apportent à l’environnement, la société et notre santé.