Vous parlez régulièrement d’agriculture « naturelle ». Que mettez-vous au juste derrière ce terme ?
Avant tout, on peut commencer par pointer le fait que ces deux notions – agriculture et naturelle – peuvent paraître antinomiques… En effet, si l’on exclut la cueillette et la chasse, toute activité agricole est par définition artificielle, en ce sens qu’elle consiste à bouleverser les équilibres naturels pour imposer la production accrue de végétaux ou d’animaux sur un espace réduit. Ceci étant dit, on peut définir l’agriculture naturelle comme un concept, reflet d’un objectif à atteindre. L’idée est de faire majoritairement appel à des mécanismes naturels. On va par exemple utiliser des légumineuses, qui sont des plantes capables de naturellement fixer l’azote de l’air, en lieu et place des engrais. Ce concept traduit aussi une agriculture qui respecte la nature, et donc la biodiversité qu’elle soit animale ou végétale.
En quoi cette agriculture diffère-t-elle de l’agriculture biologique ?
Le concept d’agriculture naturelle dépasse très largement celui de l’agriculture biologique telle qu’on la connaît, c’est-à-dire régie par un cahier des charges de production. Par exemple, pratiquer l’agriculture naturelle consisterait à veiller à la présence de haies ou de bosquets dans le paysage agricole, ce qui n’est malheureusement pas une obligation dans le cahier des charges de l’agriculture biologique. On peut également prendre l’exemple du cuivre, toléré en bio pour lutter contre les maladies dues à des champignons, mais dont on connait la toxicité environnementale lorsque son utilisation est importante et répétée au même endroit. Si l’agriculture biologique arrive un jour à s’en passer, elle fera un grand pas vers plus de naturalité. Néanmoins, on peut considérer que l’agriculture biologique est actuellement la seule forme d’agriculture naturelle réglementée avec précision du fait de l’existence d’un cahier des charges garantissant au consommateur son cadre général de production. D’autres agricultures, comme celle dite de conservation consistant à ne plus travailler les sols, peuvent s’intégrer dans le concept d’agriculture naturelle, mais l’absence de cahier des charges les concernant rend leur identification nébuleuse.
Concrètement, comment cette agriculture peut-elle se mettre en place ?
Pour mettre en place cette agriculture, il faut, en premier lieu, être très attentif au milieu dans lequel on cultive. La bonne santé de ce dernier permettra en effet de faire fonctionner au mieux les mécanismes naturels. S’il y a par exemple suffisamment d’arbres ou de haies offrant un habitat à une faune diversifiée, on pourra alors compter sur les prédateurs des ravageurs des cultures pour préserver la santé de ces dernières. La qualité et la diversité du paysage sont donc les socles pour la pratique de l’agriculture naturelle et l’objectif de milieux écologiquement équilibrés.
Ensuite, une fois que le milieu dans lequel on cultive est préservé, il est nécessaire d’opérer un choix de cultures qui lui soient adapté. Des cultures diversifiées doivent alors se succéder dans des rotations permettant le bon fonctionnement des mécanismes naturels. Sans cela, on favorise l’installation de ravageurs ou de maladies spécifiques à une culture répétée d’année en année sur la même parcelle. Par exemple, on va introduire dans des rotations constituées de céréales annuelles ayant les mêmes ravageurs, tels le blé ou l’orge, des cultures pluriannuelles, comme la luzerne. En restant en place plusieurs années, la luzerne va défavoriser l’installation de ravageurs ou de mauvaises herbes compagnes des céréales, et amener naturellement de l’azote en tant que légumineuse.
Ensuite, il y a la question du travail du sol qui est, par définition, une agression contre le milieu. Si l’on veut maîtriser les mauvaises herbes sans herbicides, on est obligé de les arracher, et donc de remuer le sol avec des engins mécaniques. Mais en remuant le sol, on remonte également à la surface des graines d’autres mauvaises herbes qui vont germer et qu’il faudra alors également détruire avant d’implanter une nouvelle culture. Dans des systèmes où l’utilisation des herbicides est acceptée, on préférera la violence chimique à la violence mécanique. C’est un choix qui n’est pas celui de l’agriculture biologique. L’idéal serait évidemment de n’avoir à utiliser aucune de ces deux violences, mais cela reste impossible techniquement dans des systèmes mécanisés. On est là confronté à l’imperfection irréductible de l’agriculture, qui est nécessairement agressive d’une manière ou d’une autre.
Enfin, la mise en place de l’agriculture naturelle passe par l’attention apportée à la fertilité des sols. Elle n’est alors pas uniquement basée sur les apports d’engrais, mais avant tout sur la rotation des cultures et les pratiques de travail du sol. Ces dernières, si elles sont trop intensives, nuisent à la fertilité. En dernier recours, on fertilisera les cultures avec des engrais organiques qui nourrissent d’abord les bactéries du sol pour ensuite nourrir les plantes, là où les engrais chimiques apportent directement aux plantes ce dont elles ont besoin, sans favoriser la vie souterraine.
Concernant la fertilité des sols, des inquiétudes pointent quant à la pérennité des systèmes d’agriculture biologique sans élevage. Envisagez-vous une agriculture naturelle sans élevage ?
Sur le plan strictement agronomique, une culture sans élevage est tout à fait possible dans des systèmes où les objectifs de rendement restent modestes. Néanmoins, l’intégration de l’élevage aux systèmes de cultures naturelles ou biologiques est un élément grandement facilitateur de leur mise en pratique. Tout d’abord, les fonctions positives de l’introduction de cultures de luzernes, décrites précédemment, n’ont de sens économique que si des débouchés en alimentation animale existent pour cette culture. Ensuite, restituer aux sols ce que les cultures ont consommé est un principe agronomique fondamental pour ne pas épuiser ces derniers. Quand il y a une production de végétaux sur une parcelle, il y a en effet, avec la récolte, exportation d’éléments minéraux qui étaient dans le sol et se sont ensuite retrouvés dans la plante. Il est plus durable de restituer ces éléments au sol, quand on le peut, pour maintenir leur fertilité à moyen terme. En ce sens, l’épandage d’effluents d’élevages, comme par exemple le fumier, peuvent permettre de corriger les faibles niveaux de fertilité de sols pauvres. Il existe actuellement des inquiétudes quant à l’évolution des taux de phosphore dans des systèmes bio sans élevage. Enfin, on peut pousser la réflexion plus loin en affirmant que la culture sans élevage n’existe pas vraiment : les animaux présents dans le sol, comme les vers de terre, sont les piliers de la fertilité des sols agricoles.
Si elle est sensiblement moins productive que les agricultures conventionnelles, l’agriculture naturelle est-elle capable de nourrir tout le monde en France ?
Au niveau mondial, et même national, le défi est effectivement considérable, étant donné que la population augmente et que les rendements moyens de cette agriculture sont plus faibles que ceux de l’agriculture conventionnelle. Si l’industrialisation de l’agriculture française a permis de nourrir tout le monde, la projection de sa désindustrialisation reste hasardeuse. On ne peut pas balayer d’un revers de main la question de la capacité nourricière de la bio à l’échelle d’un pays comme la France. Dans une étude que j’avais mené en 2005, j’ai abouti au résultat qu’il fallait 64 ares de cultures par habitant pour nourrir chaque français selon notre régime alimentaire actuel. Dans ses scénarios prospectifs, le bureau d’études Solagro est arrivé au même chiffrage. En considérant cette surface et les rendements actuels de l’agriculture biologique, cette dernière serait à même de nourrir 47 millions de français, alors que nous sommes plus de 70 millions. Néanmoins, les projections montrent que si l’on diminue notre consommation de produits carnés, l’agriculture biologique pourrait nourrir la France. Ceci étant dit, les changements de régimes alimentaires sont longs et compliqués. La question de la capacité du bio à nous nourrir tous, mérite donc de sortir des dogmatismes pour l’appréhender avec lucidité, recul et réalisme.
D’après vous, quels sont les freins au développement de cette agriculture naturelle ?
Au-delà des enjeux importants de formation des agriculteurs et de développement de la recherche agronomique, les freins principaux au déploiement de l’agriculture naturelle sont, selon moi, d’ordre économique et politique. Dans une agriculture qui a un recours moins important aux engrais, aux pesticides et au travail du sol, les vendeurs d’intrants ou de machines y trouvent très certainement moins leur compte et peuvent rechigner à encourager ces pratiques. Au niveau politique, je pense qu’il reste difficile pour nombre d’organisations professionnelles agricoles ou de syndicats de sortir d’une logique productive, voir productiviste. On constate peu d’élan pour que cela se développe massivement, même s’il serait malhonnête de dire que ces instances politiques se désintéressent complètement de la chose. Elles semblent aujourd’hui accompagner le mouvement par opportunisme sans avoir un rôle moteur. Le jour où elles seront réellement convaincues par cette manière de faire de l’agriculture, elles pourront, par leur influence, fortement contribuer à faire avancer les choses.