Et si le modèle agricole dominant actuel n’était en fait pas assez intensif ? C’est avec ce surprenant postulat qu’ont démarré les Rencontres Internationales de l’Agriculture du Vivant, le 20 février dernier à Paris, organisées par Ver de Terre Production et Pour Une Agriculture du Vivant. Peu intensif parce que les sols sont laissés, dans certaines régions, nus pendant 150 jours par an. Cela représente autant de lumière du soleil non interceptée par des végétaux, qui pourraient pourtant l’utiliser pour croître. Et comme le dit Alain Canet, directeur d’Arbre et Paysage 32 et animateur de l’évènement, en ouverture du congrès : « un sol nu est un sol foutu ». Foutu parce que sensible à l’érosion et donc à une perte de fertilité importante, entravant ainsi sa capacité nourricière. Foutu aussi parce qu’un sol sans couverture ne prend pas sa part dans la réduction du réchauffement climatique en stockant du carbone atmosphérique. Le préambule est donc posé : il faut couvrir les sols le plus longtemps possible et opérer, un demi-siècle après l’industrialisation de l’agriculture, une vraie révolution agricole, cette fois-ci basée sur le respect des sols, de leur biologie et du vivant. Et les différents intervenants du colloque – agriculteurs, techniciens, chercheurs – de prôner la sortie d’un modèle agricole productiviste, afin de bâtir des systèmes qui utiliseront intensivement les processus biologiques et la photosynthèse pour produire en quantité et en qualité.
« On n’hérite pas de la terre de nos parents, on l’emprunte à nos enfants »
Le sol est donc consacré comme priorité absolue de cette « agriculture du vivant ». Pendant les cinq jours de congrès, se sont succédés à la tribune théoriciens et praticiens apportant chacun leur lot de constats et de solutions. Au menu : sortie de la monoculture, couverts végétaux, réduction du travail du sol – dont le désormais controversé labour –, agroforesterie, mais aussi élevage, avec la promotion des prairies, importants puits de carbone et sources de protection des sols. Parce que comme l’a rappelé Odette Ménard, agronome auprès du Ministère de l’Agriculture du Québec, « on n’hérite pas de la terre de nos parents, on l’emprunte à nos enfants ». Laisser aux générations futures des sols, et plus largement des systèmes agricoles, en meilleur état que lorsqu’on les a récupérés, est une promesse que se font les agriculteurs du vivant. Et cette promesse est leur priorité absolue, avant même l’arrêt de l’utilisation des pesticides. C’est même, de leur point de vue, la restauration des sols vivants qui leur permettra de réduire drastiquement l’usage des engrais et pesticides, voire de les rendre inutiles et de passer en bio. Christian Abadie, producteur de céréales dans le Gers, explique ainsi les effets de sa pratique de l’agriculture de conservation des sols : depuis qu’il a arrêté de travailler les sols qu’il a décidé de les couvrir en permanence, il y a 16 ans, il a stocké 1,2 tonne de carbone par hectare et par an et constate quarante fois moins d’érosion que son voisin qui laboure, mesures de l’INRA faisant foi. Il n’est pas en bio mais avertit, enthousiaste. « J’utilise les pesticides comme roue de secours et je vois que les mauvaises herbes sont peu à peu éliminées par les couverts végétaux successifs, témoigne-t-il. Je peux envisager un passage au bio pour bientôt ».
D’autres producteurs ont choisi la stratégie inverse : être en bio et réduire la dépendance de ce système de production au travail du sol et au labour. C’est le cas par exemple de Félix Noblia, éleveur et céréalier dans le Pays Basque. Il explique à l’assistance sa stratégie : consacrer une petite partie de ses surfaces à l’expérimentation d’une agriculture bio sans travail du sol et sans herbicides – encore très risquée – et sécuriser le reste de son exploitation avec ce qui fonctionne, sans s’interdire de travailler un travail du sol raisonné et maîtrisé, mais toujours sans labour. Le pari de l’agriculture du vivant est donc bel et bien de faire progresser tous les types d’agricultures vers une protection maximale des sols, au-delà des querelles dommageables entre bio et non bio. L’urgence impose en effet que toutes les pratiques convergent vers cet objectif, tant des marges de progrès existent dans toutes les manières de faire. Enfin, objectif ultime : concevoir des sols fertiles dans des paysages fertiles en ré-intégrant des arbres dans les systèmes. « Par l’agroforesterie, la photosynthèse sera maximisée, des habitats supplémentaires pour la biodiversité seront créés, tout en produisant pour l’agriculteur de nouvelles ressources exploitables via la récolte de bois ou de fruits », précise ainsi enthousiaste Fabien Balaguer directeur de l’Association Française d’Agroforesterie, pour qui l’arbre est une composante centrale de l’agriculture du vivant.
« On voit enfin les choses changer »
Pour y parvenir, les différents intervenant s’accordent sur un point : l’agriculture du vivant, pour réussir, doit être intensive en connaissances et donc en échanges entre praticiens. Les solutions toutes faites, qui s’imposent à tous, sont exclues. « Il faut désormais apprendre à lire son terroir » rappelle Pierre Pujos, céréalier bio dans le Gers. En d’autres termes, respecter les sols commence d’abord par être conscient de ses possibilités et donc de ne pas y implanter des cultures non adaptées. Les consommateurs seront ils sensibles à cet « hymne au terroir » ? Passer de systèmes agricoles vertueux à des systèmes alimentaires reconnus par les citoyens est en effet l’autre combat de l’agriculture du vivant. En embarquant dans l’aventure des industriels de l’agroalimentaire (Danone, Pasquier, Flunch…), l’agriculture du vivant fait le pari du changement d’échelle de ses pratiques, sans que de véritables réponses ne soient cependant encore données sur la garantie d’une mise en place de filières équitables pour les producteurs. Quoiqu’il en soit, si l’agriculture du vivant ne révolutionnera sans doute pas à elle seule les campagnes françaises, il y a fort à parier – et même espérer – qu’elle y prendra sa part aux cotés d’autres mouvements. Lors de ce congrès, on pouvait ainsi croiser de nombreux agriculteurs enthousiastes de leurs pratiques, conscients de leurs marges de progrès et désireux de répondre aux attentes sociétales et aux défis environnementaux. Loin d’une vision pessimiste et sombre de l’avenir de nos campagnes, ils ont sans doute une partie du remède à la morosité ambiante et à l’agri-bashing : remettre l’agronomie et les échanges constructifs et conviviaux au cœur des préoccupations. L’agriculture du vivant est donc très certainement une piste d’avenir prometteuse, non seulement pour les sols, mais également pour les agriculteurs. Témoin d’un enthousiasme communicatif, Lydia et Claude Bourguignon, spécialistes et lanceurs d’alerte bien connus des sols, avaient, une fois n’est pas coutume, mis de côté leur discours pessimiste pour affirmer avec émotion : « Il y a partout une prise de conscience sur la nécessité de préserver les sols agricoles. On voit enfin les choses changer ». Qu’on se le dise, il se passe une révolution, encore silencieuse, mais très attendue, dans les campagnes.