Notre-Dame-des-Landes, barrage de Sivens, Center Parcs de Roybon, triangle de Gonesse, contournement ouest de Strasbourg, sans oublier bonnets rouges et gilets jaunes… Les conflits environnementaux semblent devenir une constante de la vie politique française, sans que les gouvernements ne sachent toujours bien comment y faire face. On se souvient par exemple de l’incompréhension de François Hollande face à la contestation du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes.
En annonçant fin août 2019 l’autorisation de créer 60 retenues collinaires pour soutenir l’irrigation, le gouvernement d’Edouard Philippe a pris une décision qui, selon le ministre de l’Agriculture, ne relève que du seul bon sens (« On ne va pas regarder la pluie tomber du ciel pendant six mois et la chercher les six autres mois de l’année »), mais dont il ne mesure peut-être pas toutes les potentialités conflictuelles.
Une région est particulièrement concernée : le Sud-Ouest. Dans le bassin Adour-Garonne, qui s’étend sur la région Nouvelle-Aquitaine et sur une partie de l’Occitanie, la situation est critique. De manière chronique, les besoins en eau sont supérieurs aux ressources disponibles : le niveau des prélèvements est déjà trop élevé pour maintenir des débits suffisants, nécessaires au bon fonctionnement des écosystèmes aquatiques. D’après le rapport du préfet Bisch, il manque 250 millions de mètres cubes d’eau par an dans les cours d’eau du Sud-Ouest.
Et la situation ne va pas aller en s’arrangeant. La superficie touchée chaque année par la sécheresse en France a presque doublé depuis 1990. Avec le changement climatique, le niveau des précipitations devrait diminuer de 16 à 23% d’ici à 2050, sur la totalité de la France. Et c’est encore pire dans le Sud-Ouest : le débit moyen annuel des affluents de la Garonne devrait diminuer de 40 à 60% ; la recharge des nappes de 20 à 40%. Dans ces conditions, à l’horizon 2070, une grande partie des besoins en eau ne pourront pas être satisfaits dans une zone allant de la Charente-Maritime à l’Aveyron, et du Cantal au Gers. C’est l’une des zones touchées par la sécheresse cette année, comme les années précédentes.
Dans ce contexte, une partie des agriculteurs placent leurs espoirs dans le creusement de retenues collinaires, des aménagements qui visent à intercepter les eaux de ruissellement, ou à prélever dans les cours d’eau pendant l’hiver, ou dans la création de bassines, qui sont remplies en pompant dans les nappes. C’est cette option que vient de valider le gouvernement. Il s’agit pourtant d’une décision à haut risque politique. Les conflits en perspective sont nombreux, et pas seulement entre agriculteurs et écologistes.
Une multiplication des conflits en perspective
Un rapide tour des titres de presse donne le ton : « Sécheresse : en Charente-Maritime, écologistes et producteurs de maïs se livrent une véritable bataille de l’eau » (France Info, août 2017), « Dans le Marais poitevin, la guerre de l’eau a débuté » (Le Monde, novembre 2017) ; « La bataille de l’eau se durcit dans les Deux-Sèvres » (Le Monde, mars 2018) ; etc.
Les organisations environnementalistes sont souvent les premières à mener le combat contre les projets de retenues d’eau. France Nature Environnement soutien ainsi, publications scientifiques à l’appui, que ce sont sur les bassins versants possédant le plus grand nombre de barrages que l’on observe les sécheresses les plus longues et les plus sévères, notamment car ces barrages créeraient une « dépendance à l’eau » qui inciterait au développement de sa consommation. Une question d’autant plus sensible aux abords du Marais poitevin, deuxième zone humide de France…
De leur côté, les associations de pêcheurs craignent des impacts sur les zones humides, qui jouent un rôle important dans la reproduction du poisson, ainsi que le remplissage des retenues par le pompage dans les nappes « impactant les ressources propres à alimenter nos rivières ». Car ce sont les nappes phréatiques qui alimentent les rivières en l’absence de pluies. Entre 2017 et 2019, la Fédération de Pêche des Deux-Sèvres s’est ainsi opposée à plusieurs projets de bassines, avant de signer un protocole d’accord avec la chambre d’agriculture. Ostréiculteurs et mytiliculteurs s’inquiètent quant à eux de la diminution des arrivées d’eau douce sur les côtes, qui pourrait impacter la croissance des coquillages.
Ces craintes sont en partie confirmées par une expertise de l’INRA de 2016, qui, bien que soulignant le manque de connaissance sur les impacts des retenues collinaires, conclut tout de même qu’elles entraînent une diminution d’environ 30% des débits en période de crue, mais aussi une diminution des débits en période d’étiage, lorsque les eaux sont basses. Outre le prélèvement direct d’eau, les causes en sont que la surface des retenues constitue une zone d’évaporation importante, et que les rares pluies estivales et les premières pluies d’automne sont interceptées pour remplir la retenue, prolongeant la période d’étiage. Par ailleurs, la diminution des débits de crue a des impacts importants sur le fonctionnement hydrologique (température de l’eau, saisonnalité des crues, transport de sédiments…) des cours d’eau qui peuvent avoir des impacts importants sur la reproduction et la survie des poissons. Plus en amont, au niveau marin, la diminution des débits augmente la salinité. Une situation problématique dans l’estuaire de la Gironde, où cette diminution provoque la remontée vers l’aval du bouchon vaseux, une zone de forte concentration des sédiments, très importante pour la productivité marine, mais pouvant impacter le milieu fluvial.
Plus d’eau dans les retenues agricoles c’est aussi moins d’eau pour la recharge des nappes phréatiques. Un problème particulièrement important lorsque ce sont les eaux de ruissellement qui sont interceptées, d’après un rapport de l’Irstea, car elles contribuent beaucoup à la recharge des nappes. A terme, ce sont les collectivités locales qui risquent de se retrouver face à des problèmes d’alimentation en eau potable si le niveau des nappes dans lesquelles elles pompent baisse. Une situation qui a déjà failli se produire en 2017, à La Rochelle. Un problème d’autant plus criant pour les agglomérations de la côte Atlantique qui profitent du tourisme et voient leur population augmenter pendant l’été.
Sans compter de potentiels conflits à l’intérieur de la profession agricole. Pour le moment, la majorité des agriculteurs semble solidaire des irrigants. Cependant ces derniers ne représentent qu’une fraction des exploitants agricoles, mais cette solidarité pourrait être mise à mal si les coûts de construction des retenues sont supportés par l’ensemble de la profession.
A titre d’exemple, dans le Lot-et-Garonne, le projet controversé du barrage de Caussade a été initié par la Coordination rurale, syndicat majoritaire à la chambre d’agriculture du département. Initialement, les autres syndicats agricoles soutenaient le projet. Mais depuis, la FDSEA et la Confédération paysanne se sont désolidarisées car les travaux ont été engagés (illégalement) avec les fonds de la chambre d’agriculture, alors que seules une vingtaine d’exploitations agricoles seront bénéficiaires.
Le médiatique président de la chambre d’agriculture du Lot-et-Garonne a beau déclarer : « nous ne céderons pas face aux écolos de Paris », c’est bien des territoires ruraux que provient l’essentiel de la contestation des projets de retenues.
La prise de position du gouvernement, un acte de communication ?
Dans ces conditions, la prise de position du gouvernement semble jeter de l’huile sur le feu des conflits pour l’eau. Mais peut-être s’agit-il d’un risque calculé, car cette décision pourrait ne pas être suivie d’effets : les autorisations accordées par l’Etat pourraient être annulées par la justice administrative.
En effet, la politique de l’eau ne se décide pas au niveau national mais au niveau du bassin versant. C’est le comité de bassin, où sont représentés Etat, collectivités territoriales et usagers (groupe dans lequel les agriculteurs sont d’ailleurs sur-représentés, d’après la cour des comptes), qui décide de cette politique, au-travers du Schéma Directeur d’Aménagement et de Gestion des Eaux (SDAGE).
Le SDAGE Adour-Garonne 2016-2021 prévoit bien une augmentation des capacités de stockage mais précise que les projets de retenues « devront être compatibles avec le maintien ou l’atteinte du bon état [écologique] des eaux », contribuer au maintien des débits des rivières pendant l’été et ne pas mettre « le bassin en situation de déséquilibre quantitatif ».
Le SDAGE ayant une valeur légale, il peut être opposé aux décisions de l’Etat. Et dans ce domaine, il est fréquent que le juge annule les décisions du préfet. Un bon exemple en a été donné justement par le projet de barrage de Caussade : autorisé dans un premier temps par le préfet, il a été annulé par la justice administrative au motif qu’il n’était pas conforme au SDAGE. Il y a fort à parier qu’une grande partie des futurs projets de retenues seront annulés par la justice sur la même base. Il est en tout cas certain que tous les projets seront attaqués en justice, étant donné les tensions autour de la ressource en eau.
Mais l’expérience de Caussade, et des conflits environnementaux en général, montre que les décisions de justice ne contribuent pas à apaiser la situation. Malgré l’interdiction du barrage de Caussade par la justice, les agriculteurs partisans du projet ont décidé de passer outre et ont engagé les travaux en novembre dernier. En janvier, 300 agriculteurs « en mode zadiste » repoussaient les gendarmes venus interrompre les travaux.
Ces issues dramatiques ne sont pas une fatalité. A l’étranger, la France est réputée pour son modèle de démocratie local dans la gestion de l’eau. Malgré des éruptions ponctuelles de violence, les différentes parties se fréquentent au sein des comités de bassin et sont capables de trouver des compromis. L’accord signé dans les Deux-Sèvres entre représentants des agriculteurs, des pêcheurs et des défenseurs du Marais Poitevin le prouve. Mais cette démocratie locale de l’eau continuera-t-elle à fonctionner si l’Etat choisit, depuis Paris, de prendre parti pour un des groupes en présence, au lieu de jouer un rôle d’arbitre ?