Pourquoi affirmez-vous en introduction de votre ouvrage « Faim zéro : en finir avec la faim dans le monde » que la faim est un problème politique ?
Bruno Parmentier : Il y a encore un siècle et demi, la faim était en grande partie due à l’ignorance et à la malchance. Chaque fois qu’il y avait un problème climatique à un endroit de la planète, on y manquait de nourriture. Aujourd’hui les choses ont radicalement changé. On a développé une agriculture productive nous permettant d’être moins dépendants des aléas climatiques et l’on sait organiser le transport de marchandises à travers la planète pour combler les manques éventuels d’une région. Si l’on a faim de nos jours, c’est donc essentiellement pour des raisons politiques. L’exemple des tremblements de terre est très frappant. Lorsque la terre tremble à Haïti en 2010, la faim s’installe, non seulement dans les semaines qui suivent, ce qui est compréhensible, mais perdure sur le long terme. Le tremblement de terre qu’il y a eu au Japon l’année suivante, aussi violent, et même plus si l’on tient compte du tsunami qui a suivi, n’a pas créé de problèmes de famine généralisée. Si les haïtiens ont toujours faim, ce n’est pas une question de malchance, mais bien le signe de problématiques structurelles et politiques. Contrairement au Japon, l’Etat y est quasiment inexistant. Or, un Etat faible est très souvent synonyme d’absence de politiques agricoles et alimentaires. Cela peut même être intellectuellement dérangeant : on mangeait mieux dans la Lybie de Kadhafi que dans celle d’aujourd’hui, parce qu’on y fait la guerre et que la puissance publique y est très affaiblie. Donc la faim au XXIème siècle est une pure construction humaine. C’est le fruit de l’indifférence, du cynisme et de la haine entre les gens. Ce n’est pas du tout une fatalité. Une fois que l’on a dit ça, il faut tout de même souligner qu’il y a des pays qui, structurellement, ne peuvent pas être autosuffisants en nourriture, en particulier ceux de faible superficie cultivable et très peuplés. L’agriculture japonaise ne peut pas, par exemple, nourrir les Japonais en intégralité, mais personne n’est inquiet quant au risque de famines dans ce pays. La faim n’est donc pas une affaire de surface, mais bien une question politique et d’organisation globale. L’Egypte et le Bengladesh ne pourront plus jamais se nourrir complètement non plus, et là la question politique et économique devient centrale : que peuvent-ils vendre pour s’acheter de la nourriture ?
Si on regarde les statistiques concernant la faim dans le monde, peut-on mesurer l’évolution de ce phénomène ?
BP: Les gens qui ont faim, selon la FAO, sont ceux n’ayant pas suffisamment de calories disponibles pour mener une vie normale. Ce qui est frappant, c’est que depuis plus d’un siècle, le nombre de personnes souffrant de la faim est d’une remarquable stabilité. Il était de 800 millions en 1900, 1950, 2000 et est toujours le même en 2018. Or, nous sommes aujourd’hui 7,6 milliards d’habitants, contre 1,8 milliard en 1900. En seulement 118 ans, l’agriculture mondiale a permis de nourrir 5,8 milliards de personnes en plus, sur les mêmes champs, en multipliant comme jamais ses rendements. On mange par exemple beaucoup mieux dans la Chine d’aujourd’hui qui compte 1,3 milliards d’habitants que dans celle de 1950 qui en comptait 700 millions. En fait, la population mondiale a été multipliée par 2,5 depuis 1950, et l’agriculture mondiale a su relever le défi puisqu’elle a multiplié par 3,5 sa production des deux aliments les plus importants : le blé et le riz, et par 5 la plupart des autres aliments : maïs, fruits, légumes, viande de porc, œufs, et même par 14 celle de volaille ! Cela prouve qu’il existe des solutions au problème de la faim.
Mais il faut ajouter à cela les gens qui sont malnutris, c’est-à-dire ceux qui absorbent suffisamment de calories mais d’une nourriture non suffisamment diversifiée, et qui sont donc de ce fait en très mauvaise santé. Ils représentent 1 milliard de personnes. Au total ce sont donc près de 2 milliards de personnes qui ne mangent pas convenablement sur Terre.
Dans quels endroits du monde a-t-on encore majoritairement faim ?
BP : La faim se concentre aujourd’hui en grande majorité dans la péninsule indo-pakistanaise et en Afrique subsaharienne, où elle continue même d’augmenter. A l’inverse, des régions entières du monde ont réussi à résoudre le problème. Par exemple, s’il y a encore malheureusement de la pauvreté en Europe, il n’y a plus de famine. Or historiquement, l’Europe a été un continent très marqué par la faim parce que très densément peuplé (la France par exemple a connu 11 disettes au 17e siècle, 16 au 18e, et 10 encore au 19e, et au 20° des tickets de rationnement jusqu’en 1948 !). Si l’Inde est encore très loin d’avoir résolu le problème de la faim, la Chine est en passe de le faire. Le Vietnam est quant à lui aujourd’hui exportateur net de denrées alimentaires, alors qu’il a été l’un des pays les plus bombardés au monde. L’Amérique Latine est en train d’éradiquer la faim, même s’il y a encore des retours en arrière comme actuellement au Venezuela, ou des exceptions comme Haïti. Au Brésil, du fait des politiques de « faim zéro » développées par Lula, la faim a très fortement reculé (jusqu’à l’arrivée de Bolsonaro !), comme en Colombie depuis l’arrêt de la guerre civile.
Comment expliquez que l’Afrique ait encore faim là où d’autres régions du monde ont réussi à endiguer le phénomène ?
BP : C’est très important de comprendre pourquoi, contrairement à d’autres régions, l’Afrique n’a pas réussi à sortir de la faim, qui progresse encore, alors que la densité de population y est relativement faible. D’abord, l’Afrique a très certainement loupé sa révolution agricole. Les raisons à cela sont évidemment multiples et complexes. Il ne faut quand même pas sous-estimer que pendant des siècles, l’Afrique a été colonisée et privée en partie de main d’œuvre via l’exportation d’esclaves en Amérique. Au moment de la décolonisation, les colons sont partis sans transmettre les techniques agricoles productives qui étaient alors mises en place. Ensuite, malheureusement pour l’agriculture africaine, dans une bonne partie du continent il y a des richesses pétrolières et minières qui intéressent beaucoup plus les acteurs économiques que l’agriculture, et qui par ailleurs vont souvent de pair avec la corruption… et la guerre (on a pu compter sur ce seul continent 68 coups d’états et 26 guerres entre 1952 et 2012 !). La République Démocratique du Congo possède très certainement les plus grandes richesses minières au monde. Alors qu’en terme de superficie, ce pays est équivalent au Brésil, et que les experts affirment qu’il pourrait nourrir entre 300 et 500 millions de personnes, 88 % de ses 80 millions d’habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté. Il faudra peut-être attendre la fermeture de la dernière mine de diamants ou de cuivre pour qu’enfin la République Démocratique du Congo organise véritablement son agriculture et devienne un grand pays exportateur de produits agricoles.
La faim est un phénomène silencieux des campagnes isolées du tiers monde.
Qui sont ceux qui ont faim ?
BP : La faim n’est majoritairement pas un fait urbain. C’est un phénomène silencieux des campagnes isolées du tiers monde. Cinquante pour cent des personnes qui souffrent de la faim sont des paysans qui vivent à la campagne. Ils ont des terres, mais n’ont pas de tracteur, de semences sélectionnées, d’irrigation, d’engrais, de formation, de crédit, d’assurance… Leur productivité est donc extrêmement faible, leur soumission aux aléas climatiques gigantesque et leur dépendance aux spéculateurs qui leur achètent leur récolte, mortifère. Les paysans africains n’ont en effet que très peu de moyens de stocker la production et de maîtriser une partie de la commercialisation. Ils sont paysans, passent 365 jours par an à produire de la nourriture, mais ils ont faim. L’année où leur situation est trop catastrophique, ils vendent leur terre et deviennent ouvriers agricoles. Vingt pour cent des gens qui souffrent de la faim au niveau mondial sont des ouvriers agricoles, payés en dessous de ce qui leur permettrait de manger correctement. Enfin, environ 10 % des gens qui ont faim sont des chasseurs, cueilleurs, pêcheurs qui font une agriculture dite de prélèvement maintenant cernés et affamés par l’expansion du « monde moderne ». La dégradation des ressources telles que les océans ou les forêts leur est fatale. Les 20 % restants de gens qui ont faim sont dans les bidonvilles, après avoir fui les campagnes dans l’espoir d’y manger un peu mieux.
Compte tenu de l’augmentation annoncée de la population, doit-on avoir des inquiétudes quant à l’augmentation possible de la faim dans le monde ?
BP : Il y a une certitude absolue : il va falloir augmenter la production agricole mondiale. Les démographes nous disent qu’il est absolument inéluctable que l’on soit autour de 9,7 milliards d’ici 2050, soit 30% de plus qu’actuellement. Si en Europe, la population ne va plus augmenter, elle va doubler en Afrique pour atteindre 2,5 milliards en 2050. Sachant qu’actuellement 40 % des Africains ont faim, il va donc falloir plus qu’y doubler la production. Par ailleurs, si la population mondiale ne va augmenter « que » d’un tiers, il va falloir accroître la production alimentaire de nettement plus qu’un tiers. On assiste en effet dans tous les pays du monde à des transitions alimentaires. Partout où des classes moyennes émergent, la consommation de viande et/ou de lait augmente, qu’on le veuille ou non. Sur les cinquante dernières années, la population chinoise a doublé et a quadruplé sa consommation de viande, laquelle a donc au global été multipliée par huit. Lorsque l’on sait qu’il faut produire beaucoup plus de céréales pour produire une protéine animale par rapport à une végétale, et que la population va plus que doubler en Afrique, on arrive au constat que la production mondiale agricole va devoir être augmentée de 60 % d’ici 2050 (et non 30 %). Le défi est colossal. En tant qu’Européens, nous avons donc une responsabilité importante à continuer à diminuer notre consommation de viande pour libérer des surfaces pour l’alimentation humaine. Mais je ne vois pas au nom de quel principe nous refuserions aux Africains ou aux Asiatiques de manger leur poulet dominical alors que nous en avons consommé de façon tout à fait exagérée depuis 50 ans. Enfin, s’il est évidemment souhaitable de lutter contre le gaspillage alimentaire, il ne faut pas imaginer que ce dernier diminue drastiquement à l’échelle mondiale avec la multiplication des classes moyennes. Quand on additionne tous ces facteurs, on peut estimer que le défi va être d’augmenter la production alimentaire mondiale de 70 % d’ici 2050.
Nous avons besoin d’une nouvelle révolution agricole agroécologique, pour produire « plus et mieux avec moins ».
Le défi vous paraît-il possible ?
BP : Cela dépend des endroits. En Europe, nous n’avons pas besoin d’augmenter les niveaux de production, et on peut même la diminuer pour se consacrer d’abord à la qualité : on y mange déjà trop, on commence à manger moins de viandes et de laitages et à moins gâcher, et la transition démographique a déjà été réalisée avec une baisse drastique du nombre d’enfants par femme. L’idée de dire que l’on va, nous Européens, aidés des brésiliens et des nord-américains, organiser la nourriture du monde en faisant circuler sur des milliers de km des centaines de milliers de tonnes de produits périssables pour les vendre à des gens qui n’ont pas les moyens de les acheter est également absurde. Les Africains ne mangeront durablement que si leur nourriture est africaine. Néanmoins, certaines régions sont structurellement déficitaires en production alimentaire. Avec le réchauffement climatique qui va entrainer les rendements à la baisse, les pays du nord de l’Afrique n’ont aucune chance de produire tout ce qu’ils consomment, d’autant plus si la population augmente. L’Egypte est un exemple très parlant : il y est impossible de nourrir ses 85 millions d’habitants quand l’essentiel des terres cultivables est concentré dans la seule vallée du Nil et ne représente que 4 % de la surface totale du pays. De même pour la quasi-totalité des pays de la rive sud de la Méditerranée : ils ne pourront se nourrir que s’ils importent de la nourriture, et il est donc souhaitable que les pays de la rive nord produisent un peu plus que ce qu’ils consomment, pour vivre en paix autour de cette mer intérieure.
A l’échelle mondiale, augmenter la production de 70 % avec les modifications annoncées du climat, l’érosion croissante des terres et de la biodiversité rend la tâche immense. En agriculture, on a jusqu’à présent réussi à produire plus avec une consommation accrue d’énergies non renouvelables. Continuer cette stratégie nous emmènera dans le mur. Tout le défi consiste désormais à augmenter les niveaux de production avec moins de ponction sur les ressources naturelles. Nous avons besoin d’une nouvelle révolution agricole agroécologique, pour produite « plus et mieux avec moins ».