Partout dans le monde, les femmes sont défavorisées par rapport aux hommes : elles ont de plus faibles revenus, accomplissent un travail domestique gratuit en faveur des hommes et sont victimes de nombreuses discriminations et violences (physiques, sexuelles et psychologiques).
Dans son article Les mains, les outils et les armes, l’anthropologue Paola Tabet suggère que la division sexuée du travail chez les sociétés de chasseurs-cueilleurs n’est pas égalitaire. En effet, presque systématiquement, les femmes se chargent de la cueillette, et les hommes, de la chasse ou de toute autre activité nécessitant des outils qui peuvent tuer. Ainsi, dans ces sociétés, cette division sexuée du travail correspond en réalité à une confiscation des armes par les hommes.
Néanmoins, il semblerait que l’apparition de l’agriculture ait pu encore davantage aggraver les inégalités entre les femmes et les hommes. C’est en tout cas ce que suggèrent plusieurs travaux et notamment une étude publiée en 2015 dans le Journal of Economic Growth.
Les auteurs montrent dans cet article que plus une société est fondée sur la cueillette et/ou la chasse, plus il y a de chance qu’elle remplisse divers critères d’égalité. Parmi ces critères, on trouve par exemple l’absence de préférence pour un garçon ou une fille en ce qui concerne les nouveau-nés ; une part d’héritage égale pour les hommes et les femmes ; la matrilocalité (le fait que l’époux vienne vivre dans la famille de son épouse), etc. En revanche, si une société se base essentiellement sur la culture d’une céréale, ces critères seront moins présents.
Le cas des !Kung
Ces résultats font écho à un travail d’ethnologie mené en 1968-1969 auprès des !Kung, une population vivant en Namibie, au Botswana et en Angola. Dans ce travail, deux groupes de !Kung ont été étudiés. L’un vit essentiellement de cueillette (effectuée majoritairement par les femmes) et de chasse (effectuée exclusivement par les hommes). L’autre s’est sédentarisé et pratique l’agriculture depuis très peu de temps (15-20 ans). Plus précisément, ce groupe élève des chèvres et cultive du millet, du maïs, du melon et de la courge. Les femmes continuent à faire un peu de cueillette, mais de manière moins fréquente et moins poussée que dans le groupe des chasseurs-cueilleurs.
Patricia Draper, l’anthropologue qui a mené ce travail, qualifie le groupe de chasseurs-cueilleurs d’ « égalitaire » même si elle reconnaît qu’elle n’a pas pu étudier tous les aspects de la vie de ce groupe. Dans tous les cas, les femmes y jouissent d’une certaine autonomie. Les aliments végétaux qu’elles cueillent constituent 60 à 80% du poids de la nourriture mangée quotidiennement par le groupe. Par ailleurs, elles gardent un contrôle sur ces aliments qu’elles ont amassés. Ce travail de cueillette qu’elles accomplissent fait qu’elles se meuvent à l’extérieur autant que les hommes, affrontant sans crainte la brousse. La division du travail est flexible, les hommes n’hésitant pas à accomplir des travaux généralement dévolus aux femmes (cueillette, construction des habitats…). Les enfants, filles ou garçons, y sont par ailleurs sociabilisés de la même façon.
Dans le groupe des agriculteurs, les femmes ont perdu en autonomie et en mobilité, restant près des maisons où elles sèchent et trient les grains et s’occupent de la cuisine. Elles ne contribuent que peu à l’apport en nourriture. Par ailleurs, contrairement au groupe de chasseurs-cueilleurs, les filles et les garçons n’y sont pas sociabilisées de la même façon : on dit aux garçons de s’occuper des chèvres et aux filles de rester à la maison. Enfin, la division du travail y est plus rigide et les hommes semblent avoir honte d’accomplir des tâches jugées féminines.
Ce travail suggère qu’avec le passage à l’agriculture, la situation des femmes peut se détériorer très rapidement.
Des inégalités qui s’aggravent au cours du temps
Hansen, Jensen & Skovsgaard ont cherché à identifier les facteurs pouvant expliquer pourquoi certains pays sont plus inégalitaires que d’autres. Ils ont testé diverses variables comme le temps écoulé depuis l’invention ou l’introduction de l’agriculture dans le pays, mais aussi le revenu par habitant, la religion, l’utilisation de la charrue, etc. De très nombreux modèles ont été testés avec un nombre variables de causes explicatives, ceci afin d’éviter tout effet confondant.
Les résultats sont très robustes : quel que soit le modèle utilisé, le temps passé à pratiquer l’agriculture a un effet négatif et significatif sur la participation des femmes à la population active : plus un pays a une histoire agricole ancienne, moins les femmes y sont présentes sur le marché du travail.
Si le passage à l’agriculture génère rapidement les inégalités entre hommes et femmes, ces inégalités continuent ensuite de se creuser pendant de longs millénaires.
Pourquoi l’agriculture creuse-t-elle les inégalités femmes-hommes ?
Ainsi, selon plusieurs travaux, les sociétés de chasseurs-cueilleurs semblent plus égalitaires que les sociétés agricoles. Cela serait lié au fait que dans ces sociétés, les femmes contribuent généralement à une part significative de l’apport en nourriture via la cueillette. En revanche, dans les sociétés basées sur l’agriculture, et particulièrement sur la culture d’une céréale (blé, riz, millet, maïs, …), les femmes ne contribuent généralement pas à une source indépendante de nourriture. Dans ces sociétés, les hommes s’occupent le plus souvent de défricher, préparer le sol et de semer. La récolte demande une grande mobilisation et est effectuée par les individus des deux sexes. Les femmes s’occupent quant à elles de toute la transformation des grains : battage, décorticage, séchage et cuisine, en plus des autres tâches domestiques et de l’éducation des enfants. Par conséquent, les femmes perdent non seulement en mobilité, mais n’ont également plus accès par elles-mêmes à des ressources matérielles extérieures et deviennent dépendantes économiquement des hommes.
Il est à noter que les sociétés basées sur la culture de racines (manioc, igname,…) permettent une plus grande participation des femmes à l’agriculture et sont moins marquées par la domination des hommes. En effet, la récolte des racines peut se faire à un rythme plus long et peut donc être effectué uniquement par les femmes. Par ailleurs, ces cultures nécessitent moins de transformation que les céréales. Les cultures de racines aboutiraient donc à une division sexuée du travail (apport de nourriture par un travail extérieur versus transformation de la nourriture par un travail domestique) moins marquée.
Le passage à l’agriculture semble donc aggraver les inégalités entre hommes et femmes. Cette aggravation semble s’effectuer dans un laps de temps court, comme l’indique l’étude des !Kung sédentaires. Néanmoins, l’agriculture a, en plus, un effet dans la durée : plus une société a pratiqué l’agriculture pendant longtemps, plus elle est inégalitaire. Selon les auteurs qui ont mis en évidence ce phénomène, on peut concevoir la révolution néolithique (l’invention de l’agriculture) comme un choc technologique qui a ensuite abouti à une série de répliques. Ces répliques ont pu être possibles par l’émergence d’une élite qui ne produisait pas de nourriture. Cette élite a été à l’origine de l’écriture et d’autres inventions. Le choc initial semble donc avoir généré une division sexuée du travail défavorable aux femmes, qui progressivement résulta en des valeurs, des normes et des croyances culturelles, également défavorables aux femmes, promues par l’élite. Ainsi, plus une société a inventé l’agriculture tôt, plus il est probable que les comportements et croyances sexistes y soient profondément ancrées.