Au sortir de la guerre, il y eut une mission confiée aux agriculteurs français : produire en abondance pour sortir de la famine, en qualité pour éloigner le souvenir des maladies alimentaires, et bon marché pour permettre aux consommateurs et au pays d’investir ailleurs que dans l’alimentation. De ce point de vue, les milliers d’agriculteurs que compte notre pays ont parfaitement réussi. Les gains considérables de productivité effectués, au prix d’une modernisation sans précédent des exploitations agricoles, ont permis de dégager suffisamment de valeur ajoutée – et de bras- pour investir davantage dans l’industrie ou les services. La part de l’alimentation dans le budget des ménages français a diminué, permettant alors à ces derniers d’investir davantage dans le logement, les loisirs ou divers biens de consommation et services. Dit autrement, les gains de productivité permis par la modernisation de l’agriculture d’après-guerre ont très largement bénéficié aux industries agroalimentaires et aux consommateurs mais semblent avoir en partie échappé aux agriculteurs, dont les revenus restent toujours dégradés pour une bonne partie d’entre eux.
De l’indifférence
Face à une nourriture abondante et bon marché, quel citoyen se pose encore la question de la somme de travail nécessaire dans les champs pour ses trois repas quotidiens ? En parallèle de la réussite de l’agriculture française, la valeur sociale de l’alimentation a baissé et les liens avec la production agricole se sont estompés pour la majorité des citoyens. « L’accessibilité de l’alimentation a banalisé l’agriculture qui apparaît désormais comme un secteur périphérique et sans intérêt pour beaucoup de nos concitoyens », soulignent à juste titre Thomas Roulet, enseignant chercheur à Cambridge, et Bertrand Valiorgue, professeur à l’Université Clermont Auvergne, dans un papier pour « La vie des idées ». Au final, les gains de productivité ont rendu les agriculteurs de moins en moins nombreux, marginalisés politiquement et non perçus comme stratégiques par la société car éloignés des progrès technologiques dans l’imaginaire collectif, thématique sur laquelle les débats sociétaux se sont centrés.
A la défiance ?
Mais les temps changent. Du sentiment d’indifférence généralisée à l’égard des agriculteurs, une partie des consommateurs a semble-t-il sombré dans une forme de défiance. Certains chercheurs vont même jusqu’à diagnostiquer que l’agriculture est aujourd’hui considérée par une partie de la société comme du « dirty work », c’est-à-dire, traduit en français, du « sale travail ». Une partie des consommateurs accusent désormais directement les agriculteurs de polluer l’environnement et l’alimentation, allant même dans les cas les plus extrêmes, jusqu’à s’en prendre physiquement ou verbalement à eux. C’est tout de même aller vite en besogne et oublier que la responsabilité de la mise en œuvre (ou du maintien) de modèles agricoles est partagée : politiques publiques, systèmes agroalimentaires et syndicats y sont aussi pour quelque chose.
Chaque camp s’enferme dans ses certitudes et dans des positions qui ne s’écoutent plus.
Enfermés dans nos certitudes
La société a mis son nez dans les pratiques agricoles, et c’est tant mieux ! Derrière les critiques adressées à l’agriculture, on ne peut que se réjouir du souci qu’ont les consommateurs à propos de l’influence de leurs choix alimentaires sur leur santé ou celle de l’environnement. Néanmoins, il faudrait au préalable s’assurer que le débat soit objectivé. La parole des associations ou les propos spectaculaires d’émissions de grandes écoutes ne constituent pas nécessairement des faits scientifiquement établis. Le spectaculaire l’emporte parfois (voire souvent !) sur le rationnel. Tout cela nous amène à une réflexion : tout et son contraire se dit, et chacun va trouver dans les paroles publiques ce qu’il a envie d’entendre. Entre associations environnementalistes, de type mouvement des Coquelicots, et agriculteurs, les débats sont devenus presque impossibles. Chaque camp s’enferme dans ses certitudes et dans des positions qui ne s’écoutent plus (pro ou anti-glyphosate, irrigation, élevage…) et brandit les études et les experts (qui n’en sont pas toujours) qui vont dans leur sens. La revalorisation de l’expertise scientifique permettrait d’objectiver les termes d’un débat qui n’en est plus un. En la matière, le consensus – c’est-à-dire l’avis majoritaire d’études scientifiques jugées fiables et sans conflit d’intérêt – doit permettre de nous éclairer. Il faut en outre garder à l’esprit que les agriculteurs ne pourront sortir du modèle productiviste de l’après-guerre en un claquement de doigt et que les verrous sont nombreux et à tous les étages : de la parcelle jusqu’au consommateur, qui continue de profiter d’une alimentation bon marché.
Ouvrir les portes des fermes
Paradoxalement à ce sentiment d’agribashing, les sondages montrent que les français gardent plutôt une bonne image des agriculteurs. Dans une enquête réalisée par l’IFOP en février dernier, 74% des sondés affirmaient avoir confiance en les agriculteurs. Deux tiers des français les trouvaient alors respectueux de leur santé et plus de la moitié (53%) respectueux de leur environnement. En revanche, lorsque l’on pose la question aux agriculteurs de l’image présupposée qu’ils ont dans la société, 51% pense qu’elle est mauvaise. Il existe donc bel et bien un décalage entre ce que pensent les agriculteurs de l’image qu’ont d’eux les français et la réalité. La terminologie d’ « agribashing » est d’ailleurs surexploitée par nombre de syndicats agricoles soucieux de fédérer leurs adhérents. Avec peut-être pour effet pervers de donner le sentiment de ne pas se pencher davantage sur la nécessaire refonte du système agroalimentaire responsable pour partie du désarroi économique des agriculteurs. La réconciliation d’une partie de la société avec le monde agricole pourra certainement se faire via une communication directe des agriculteurs montrant leurs contraintes, leurs atouts et les changements de pratiques, dans toute leur diversité, actuellement à l’œuvre. Ouvrir les portes des fermes, ce que les consommateurs plébiscitent, ne pourra qu’amener un dialogue respectueux, basé sur la compréhension des attentes d’un côté et des contraintes de l’autre. On pourrait aller jusqu’à imaginer la mise en œuvre de dynamiques territoriales d’apprentissage et d’évolution des pratiques rassemblant citoyens et agriculteurs afin de travailler à la résolution de problèmes partagés. Les agriculteurs, tout comme leurs syndicats représentatifs, semblent avoir largement intégré les nouvelles attentes sociétales. En tant que consommateurs, une attitude consistant à encourager les agriculteurs engagés dans des changements de pratique pourrait alors se révéler être un facteur de changement plus puissant qu’une stigmatisation de ceux qui ne vont encore pas dans le sens souhaité.