Les spécialistes les plus reconnus nous alertent depuis des années sur l’inquiétante augmentation du taux de CO2 atmosphérique. Le changement climatique apparaît chaque jour plus menaçant et, dans le même temps, l’agriculture se fragilise, victime ou responsable, ou parfois les deux, de crises à répétition. Quoi qu’il en soit, tout le monde s’accorde aujourd’hui à dire qu’il y a trop de carbone dans l’air et que, à l’inverse, nos sols agricoles manquent chaque jour davantage de cet élément, clé de voûte des mécanismes de fertilité.
C’est en effet ce sacro-saint carbone (la matière organique issue de la photosynthèse des végétaux… dont les arbres) que les êtres vivants du sol (vers de terre, insectes, champignons, bactéries, etc.) consomment et recyclent pour assurer en retour la fertilité des écosystèmes, dont nous dépendons pour notre alimentation et nos besoins primaires. Le point de départ d’une agriculture durable, qui produit et protège, se situe là, dans une gestion optimisée du carbone. Et sur ce point le Grand Livre de la nature est formel : mieux gérer le carbone c’est capter davantage d’énergie solaire, moteur de la croissance végétale. Maximiser la photosynthèse et faire « tourner » le cycle du carbone, c’est amorcer et amplifier tous les autres cycles de la matière (l’eau, l’azote, le phosphore, etc.)… et celui de la vie.
S’il est un domaine où la nature excelle, depuis bien longtemps déjà, c’est dans cette inlassable production de matière « primaire ». Il suffit d’observer la dynamique des prairies ou forêts spontanées pour le comprendre. Suivre, en la maîtrisant, la tendance naturelle des sols à se couvrir de plantes toujours plus grandes et diversifiées, et maintenir, notamment après les récoltes, une couverture végétale suffisante pour que ces sols restent stables, fertiles et en capacité de produire : voilà sans aucun doute la clé des champs… Couvrir pour protéger la maison, nourrir ses habitants, et conserver la bonne santé (et l’intégrité physique) de « l’écosystème sol ».
Pourtant de nombreux sols cultivés, que ce soit en grandes cultures, arbo-viticulture ou maraîchage, sont aujourd’hui excessivement désherbés et laissés nus une grande partie de l’année, voire même retournés ou déstructurés par de multiples passages d’outils de travail du sol (charrues, bineuses ou autres). Si ces opérations culturales ont montré leur grande efficacité pour gérer les mauvaises herbes, parfois même sans herbicide, elles peuvent entraîner, notamment lorsqu’elles sont intensives, une dégradation de la vie et de la fertilité des sols (disponibilité en eau et nutriments réduite). Par ailleurs, des sols nus et travaillés sont particulièrement sensibles à l’érosion. Ils n’hébergent plus assez de vie, ne stockent plus assez d’eau et de nutriments, ils cuisent au soleil ou s’érodent à la première pluie, et n’ont plus les moyens de fonctionner correctement. L’agroforesterie, après des décennies de dégradation des sols et de la biodiversité, est aujourd’hui attendue au tournant pour restaurer à moindre coût les équilibres : nourrir d’abord les sols pour nourrir correctement et durablement les plantes… puis les humains. L’arbre et la haie, maillons essentiels de la fertilité des sols, font leur retour en agriculture, associés à la couverture végétale dans son ensemble (culture de couverture entre deux cultures de rente, etc.).
Une démarche de dialogue et de progrès par et pour tous les agriculteurs
L’état d’urgence agronomique dans lequel se trouve l’ensemble de nos sols, qu’ils soient conduits en conventionnel ou en bio, invite à travailler avec tous les agriculteurs afin de permettre à chacun d’avancer, progressivement et à son rythme, vers des systèmes de production performants, économes en énergie fossile et en intrants (chimiques ou organiques). C’est une perspective agronomique prometteuse qui nous attend tous, du champ à l’assiette, mais les défis techniques pour mieux couvrir les sols de long en large et de bas en haut restent souvent complexes à relever pour les agriculteurs qui débutent dans ces techniques. D’où la nécessité de décloisonner les approches, rassembler au coin du champ agriculteurs, chercheurs, consommateurs, et favoriser les échanges pour trouver des réponses concrètes, précises et collectives qui collent aux réalités du terrain, par delà la question des labels.
L’agroforesterie, pour multiplier les productions
En Europe, comme aux quatre coins du monde, les exemples historiques d’agroforesterie sont innombrables : la polyculture-élevage en système bocager et le pré-verger normand sont fréquemment cités… Mais n’oublions pas non plus la Dehesa espagnole (avec son équivalent portugais le Montado), qui perdure aujourd’hui sur plus de trois millions d’hectares : le plus grand parc agroforestier d’Europe ! Les animaux qui y pâturent (ovins, bovins, porcins) produisent une viande d’une exceptionnelle qualité (jambon Pata Negra…), et l’arbre y joue un rôle déterminant… notamment s’il est valorisé lui aussi, dans une démarche de gestion durable. Ces milieux ouverts, clairsemés d’arbres (chêne vert et chêne liège principalement) ont été façonnés par l’homme empiriquement, génération après génération. Dans un milieu aussi hostile, on comprend aisément ce que deviendraient ces paysages (et l’activité agricole qu’ils renferment) si l’on envisageait d’en supprimer les arbres. La désertification, qui n’est aucunement réservée aux régions tropicales sèches, aurait tôt fait de prendre le dessus…
Tout est lié, et là repose le grand défi de l’agroforesterie : produire en grande quantité, des denrées variées, pour valoriser au mieux les ressources disponibles et créer de l’activité, dans le respect des équilibres sociaux, économiques et écologiques.
Plaidoyer pour la polyculture-élevage
Des arbres au-dessus des poules, des vaches, des moutons, des chèvres ou des cochons, c’est un peu comme du vent dans une éolienne ! Une évidence toujours bonne à rappeler, bonne pour le sol, le climat, le cycle de l’eau, la biodiversité. D’autant que les arbres travaillent toute l’année, ne s’arrêtent jamais de pousser, fixent du CO2, et mettent à disposition un ensemble de services et de bienfaits. La recherche d’un équilibre agro-sylvo-pastoral n’est jamais loin. Elle est plus que jamais d’actualité.
Certes, la monoculture et l’hyper-spécialisation en agriculture n’ont pas dit leur dernier mot. Mais la démarche agroforestière fait le pari de la diversification, de l’optimisation, et finalement de l’intensification (végétale) à la surface. Ceci suppose d’analyser et de promouvoir les multiples exemples d’agrosystèmes performants et durables qui existent déjà ça et là, issus d’un subtil mariage entre recherche scientifique, innovation paysanne et savoirs ancestraux. Ne nous le cachons pas : il y aura besoin de beaucoup de monde pour mener à bien ce vaste chantier, d’autant que l’opportunité qui s’offre à nous de purger le trop-plein en CO2 atmosphérique tout en reconstituant le stock d’humus de nos sols renferme des marges de progression immenses.
Le goût durable : la preuve par l’œuf
Produit de consommation courante, l’œuf recèle bien des surprises… s’il est agroforestier ! Il est riche en omégas, avec son jaune orangé et son blanc, surprenant de fermeté. Passons les enjeux de santé humaine et animale, ou la moindre dépendance aux antibiotiques : cet œuf est d’abord la garantie que l’animal a bien mis le bec dehors, avec des conditions de vie adaptées et une alimentation équilibrée : un festin d’insectes, de vers, de vert, sous des arbres protecteurs, recycleurs, climatiseurs et producteurs de fleurs, de pollens, de nectars, de miellat, de bois, de fruits… Les poules gambadent à tout va et mangent de bon cœur… y compris de l’herbe, bien sûr, devenue plus verte devant leur porte, grâce aux parcours arborés aménagés par l’éleveur. Les hêtres et les peupliers fournissent de la propolis, la faune auxiliaire (utile à la production agricole) est favorisée. Une approche simple, transversale, où l’agriculteur et l’apiculteur partagent (enfin) le même territoire et les mêmes intérêts.