Marcel Bouché : « La connaissance agronomique sur les vers de terre progresse peu »

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Spécialiste mondialement reconnu des vers de terre, Marcel Bouché s’alarme de connaissances qui progressent peu sur son sujet d’étude fétiche et nous met en garde sur les dangers d’une recherche agronomique déconnectée des observations du terrain.
Marcel Bouché, spécialiste mondial des vers de terre au colloque aux Rencontres Internationales de l’Agriculture du Vivant (Image : Ver de Terre Production)
Vous travaillez sur les vers de terre depuis 1962 et en êtes un spécialiste reconnu. Comment en êtes-vous arrivé à vous intéresser à cette question ?

En 1962, celui qui m’a chargé d’étudier les vers de terre avait entendu dire qu’ils avaient quelque importance. Je dois avouer que ce sujet, sur le coup, ne m’a pas enthousiasmé parce que je ne le connaissais pas du tout, comme tout le monde. J’ai alors fait de la bibliographie et me suis aperçu que c’était un enjeu majeur de la recherche agronomique, mais qu’il fallait tout faire, tant les connaissances en la matière étaient faibles. A l’époque où j’ai commencé ces travaux, la perception des vers de terre était nulle, hormis qu’ils pouvaient être utiles, sans trop savoir à quoi d’ailleurs. J’ai alors mis au point des techniques permettant de les observer et mesurer leur biomasse au terrain non perturbé, c’est-à-dire non labouré, non arrosé de pesticides et d’engrais de synthèse, non laissé nu pendant des mois. Pour cela, j’ai travaillé dans des prairies permanentes, donc non perturbées mécaniquement, depuis au moins cent quarante ans. Cela m’a permis d’étudier les vers de terre dans des conditions idéales.

Qu’avez-vous alors appris de ces travaux ?

Les vers de terre représentent 85% de la masse animale de France, ce qui en fait de loin la première zoomasse, humains compris. Comme ils sont souterrains, ils sont méconnus du grand public pour lequel ils restent avant tout des appâts pour la pêche. Il faut savoir qu’une population très moyenne de vers de terre, c’est une masse d’environ 1.2 tonne à l’hectare, dont 1 tonne de vers anéciques qui font des galeries verticales, remontent les éléments minéraux jusqu’aux racines des plantes et labourent le sol. La taille des vers de terre adultes peut aller de l’échelle microscopique jusqu’à 1,6 mètre de longueur en France. Ces vers brassent dans l’année 300 tonnes de terre à l’hectare, ce qui est considérable. En réalité, ce sont les laboureurs naturels de nos sols, dont les forêts et les praires bénéficient depuis plus de 70 millions d’années. Ils apportent aux plantes 800 kg d’azote par hectare et par an. C’est une contribution à la fertilité considérable. J’ai également mesuré le réseau de galeries qu’ils construisent. Les racines des plantes et l’aération du sol circulent par ces galeries et, entre zéro et un mètre de profondeur, ces galeries mesurent 5m² par m² de surface de sol. C’est évidemment essentiel pour la vie du sol.

« Les vers de terre représentent 85% de la masse animale de France » (Image : Pixabay)
Avez-vous l’impression que par vos recherches, le statut des vers de terre progresse ?

Le statut des vers de terre progresse beaucoup chez les agriculteurs qui s’y intéressent, m’accueillent chaudement et ont soif de connaître mes travaux. Au niveau de la recherche, le nombre de travaux à leur sujet augmente de manière exponentielle, mais la connaissance agronomique sur les vers de terre progresse en réalité peu, car ces travaux sont souvent médiocres, voire régressifs. Actuellement dans la recherche agronomique, les modèles théoriques déconnectés du terrain, prédominent. Le sol est une boite noire. Il faut mettre la communauté scientifique devant ses responsabilités. On demande souvent aux chercheurs de sortir des résultats avant de les avoir acquis, ce qui fait que, sur les vers de terre par exemple, les méthodes rigoureuses et pénibles d’observation et d’acquisition des données ne sont souvent pas mises en pratique. Les cadres de la recherche n’ont aucune idée des recherches qu’ils dirigent, seuls leurs affichages médiatiques comptent. Les conséquences environnementales et agronomiques de cela sont extrêmement dommageables. L’agronomie dite conventionnelle ne serait pas dans l’impasse où elle est actuellement si les agrotechniques mises en œuvre – travail du sol, engrais de synthèse et pesticides – avaient été considérées avec plus de scientificité, tout simplement avaient été évaluées dans les agroécosystèmes où elles sont appliquées. Ce qui est impossible car elle ne peut prendre en compte concrètement ces systèmes qu’elle ignore sauf théoriquement. Il est indispensable que la recherche soit plus critique vis-à-vis d’elle-même, notamment en matière d’écologie- vraie. Il y a un énorme raté en la matière. Dès l’instant où l’on regarde ce qui se passe dans un champ, il faut sortir des modèles théoriques et davantage faire l’observation du réel.

Dans votre ouvrage Ecologie et environnement, pour une intelligence mutualisée des savoirs, vous avancez l’idée que beaucoup de gens, y compris des scientifiques, ignorent ce qu’est réellement l’écologie.

Je défends une vision technique de la science : quand j’emploie un terme – en l’occurrence ici « écologie » – j’entends comprendre sa signification, ce qui est à mon avis une règle fondamentale. Il y a trop d’incompréhensions et de malentendus en science du fait d’une mauvaise utilisation du vocabulaire. Je me suis donc donné du mal pour retrouver la définition d’origine de l’écologie quand j’étais à Orsay, en 1961. J’ai soutenu une thèse sur ce qui allait devenir un livre en 1971 qui s’appelle  Lombriciens de France, écologie et systématique. La systématique est la classification des vers de terre ; j’avais employé le terme « écologie » sans trop savoir ce qu’il signifiait. Avec le recul, je sais maintenant qu’il n’y a pas un mot d’écologie dans ce livre. A force de recherches, j’ai retrouvé la définition originale de l’écologie parue dans un livre de Ernst Haeckel,  tiré à 600 exemplaires à Berlin en 1866. Cette définition est très bien rédigée, ne se prête à aucune ambiguïté ni fantaisie. Elle dit que l’écologie est la « science globale des relations des organismes avec leur milieu extérieur », que ce dernier soit physique, chimique ou biologique. Or, dans la pratique actuelle de l’écologie non politique on a tendance à la réduire à l’étude des organismes sans considérer à égalité leurs milieux : on parle, par exemple, de l’écologie du lion, des gazelles, etc., sans s’occuper de leur milieu extérieur. Mais quand Ernst Haeckel a posé cette définition, il ne pouvait se rendre compte que les sciences s’éclataient en spécialités, puis en hyper-spécialités qui depuis n’ont cessé d’augmenter. Juste avant cette époque, il faut bien se rendre compte que l’Encyclopédie Française avait réuni toutes les sciences. Lamarck, qui était botaniste, était capable de critiquer Lavoisier qui, lui, était chimiste et tout autant capable de comprendre la zoologie de ses collègues. Ces chercheurs avaient une culture encyclopédique. Ainsi, même si Ernst Haeckel a défini l’écologie de manière rigoureuse, il a défini une science devenue, du fait des spécialisations des scientifiques, quasiment impraticable à son époque, et encore moins après.

L’écologie est devenue possible grâce à l’émergence de l’informatique

Est-ce à dire que la pratique de l’écologie est impossible selon vous, du fait de la spécialisation des sciences ?

Si mais il faut en écologie s’occuper simultanément de toutes les relations des organismes avec leurs milieux perceptibles par la science. Cela a donc en effet longtemps été une science de l’impossible. Et puis, elle est devenue possible grâce à l’émergence de l’informatique et notamment des bases de données relationnelles. Ces dernières permettent de gérer des masses énormes de données, et de faire un relationnel commun à toutes les spécialités. Mais la qualité des données que l’on y met est primordiale : si l’on introduit des ordures dans un ordinateur, il en ressort des ordures. Pour moi, qui suis écologue, il est indispensable qu’un travail de terrain très méticuleux soit effectué pour constituer et conserver ces données initialement acquises et qui sont notre perception du réel. A partir de cela  on peut élaborer et utiliser pour tendre à résoudre nos problèmes d’environnement l’écologie-vraie, celle qui respecte scrupuleusement la définition de Ernst Haeckel et reste à mettre en œuvre.