Et si notre capital nourricier dépendait aussi de la capacité de notre agriculture à préserver les sols ? L’érosion, phénomène souvent invisible et silencieux, laisse partir chaque année des milliers de tonnes de sols fertiles. Derrière ce triste constat, des solutions existent.
Bien sûr, nous avons presque tous en tête des images catastrophiques de coulées de boue causées par des inondations. Ce sont d’abord des tragédies humaines. Mais ce sont aussi des catastrophes environnementales. Des milliers de tonnes de terres, souvent fertiles et provenant de champs agricoles, s’en vont finir dans les rivières ou au fond de la mer. Cette érosion spectaculaire fait à juste titre la une des médias. Mais elle ne doit pas néanmoins faire oublier que le phénomène ne se limite pas à ces seuls évènements. L’érosion peut se faire chaque jour, sans que l’on s’en aperçoive forcément. Elle peut être hydrique, c’est-à-dire causée par la pluie qui, en ruisselant sur la terre, emporte ses particules les plus superficielles. Elle est parfois aussi causée par le vent, notamment dans les environnements arides ou semi-arides. Mais les pratiques agricoles y sont aussi pour beaucoup : des sols travaillés mécaniquement et laissés à nus ont une forte sensibilité à l’érosion, même si leur pente est faible. C’est en retournant de vielles prairies pour en faire des champs cultivés que les états du sud des Etats Unis ont causé un des phénomènes érosifs les plus célèbres de l’histoire : le dust-bowl. Ce « bassin de poussière » –traduit littéralement en français – avait été causé par un labour excessif dans une région fortement exposée à la sécheresse. Fragilisés, les sols agricoles se sont trouvés vulnérables face au vent. D’énormes tempêtes de poussière se sont alors créées, détruisant les récoltes, les pâturages et ensevelissant des habitations et du matériel agricole jetant des milliers de fermiers sur les routes en direction de l’Ouest en quête de terres plus fertiles. D’après plusieurs historiens, dont Jared Diamond, une érosion trop importante des sols agricoles pourrait d’ailleurs être l’un des facteurs explicatifs de l’affaissement de certaines sociétés, comme les Mayas. Avec l’érosion, ce sont en effet les éléments les plus fertiles de la terre qui s’en vont, et donc ceux dont les plantes dépendent directement pour pousser.
Le sol se dégrade plus vite qu’il ne se reconstitue
Au-delà de ces phénomènes spectaculaires, l’érosion est un phénomène silencieux des campagnes. A l’échelle mondiale, les sols agricoles perdent en moyenne 49 tonnes de terre par hectare et par an. Chaque année, nous perdons en France en moyenne 1,2 tonne de sol par hectare du fait de la seule érosion hydrique. Mais une moyenne cache des réalités bien distinctes : le phénomène est très variable selon les régions, les climats et les types et pratiques de culture. L’érosion peut aller jusqu’à 20 tonnes par an selon les cultures et les secteurs. Les grandes zones céréalières sont parmi les plus vulnérables. La faute à des sols laissés à nu, sans couverture végétale, pendant toute une partie de l’année. A l’inverse, les prairies ou les forêts subissent très peu d’érosion. Alors qu’il nous faut en moyenne 2000 ans pour créer 10 cm de sol, nous en perdons, d’après la FAO, 0,9 mm chaque année. Le sol se dégrade donc 10 à 40 fois plus vite qu’il ne se reconstitue. Et le phénomène est vaste puisque 80% des surfaces agricoles mondiales sont sujettes à une érosion forte.
Une menace pour la capacité alimentaire mondiale
Les premières conséquences de l’érosion sont par nature agronomiques. Perdre chaque année une couche de terre superficielle, c’est se priver de ce qu’elle contient : de la matière organique et des nutriments pour les cultures, souvent concentrés en surface. Or, moins les sols sont chargés en matière organique, plus ils sont vulnérables à l’érosion : c’est donc un cercle vicieux. Des sols moins riches en matière organique ou nutriments nécessiteront à terme une fertilisation plus importante pour maintenir leur potentiel de production.
Selon la FAO, l’érosion, au niveau mondial, engendre des pertes de rendement de 0.1 à 0.4% chaque année, pouvant aller jusqu’à 50% dans certaines régions. Sur les 12 millions d’hectares de terres souffrant d’une érosion sévère en Europe, la perte économique est estimée à 1,25 milliards de dollars chaque année. Et certains calculs sont encore plus alarmants. D’après Lionel Alletto, chercheur à l’INRAE de Toulouse, on peut estimer à 60-70€ par personne et par an les coûts liés à l’érosion dans le département du Gers. Il faut en effet réparer les dégâts, curer les fossés, traiter les eaux… Mais au-delà de son impact économique, l’érosion doit être considérée directement comme une menace pour notre capacité alimentaire mondiale. Ce n’est pas seulement de la terre qui s’en va, mais c’est aussi notre capacité à nous nourrir durablement.
Des solutions à mettre dans la lumière
Pour contrer l’érosion, il existe diverses solutions, plus ou moins rapides et faciles à mettre en œuvre. Limiter la déforestation et le retournement des prairies permanentes sera évidemment bénéfique pour préserver les sols. Dans les champs cultivés annuellement, un travail du sol limité, voire supprimé, permet de réduire les risques d’érosion d’environ 60%, en climat tempéré.
Un faible travail du sol ne sera pleinement efficace pour lutter contre l’érosion que si les sols sont couverts aussi longtemps que possible : des plantes, des couverts végétaux ou du paillage pour protéger les sols des phénomènes érosifs. Les arbres ou les haies, implantés dans les champs cultivés via des techniques d’agroforesterie, permettront également de « tenir les sols ».
Nombre de ces solutions efficaces contre l’érosion le sont aussi pour favoriser la biodiversité et atténuer les effets du changement climatique sur l’agriculture. Cela tombe bien puisque les phénomènes météorologiques extrêmes, causes d’érosion, risquent de s’intensifier dans les années à venir. « L’érosion quotidienne » est parfois bien silencieuse dans les médias, devancée par des actualités agricoles plus vendeuses comme l’utilisation des produits phytosanitaires que nous relions plus facilement à notre santé.
Or, l’érosion est bel et bien un phénomène qui nous concerne tous : en la limitant, nous faciliterons l’adoption de modèles agricoles nourriciers plus vertueux, moins dépendants des engrais et des produits phytosanitaires et plus face au changement climatique. Prendre conscience du phénomène est indispensable pour enclencher et soutenir massivement les pratiques agricoles capables de l’arrêter.