Faut-il manger de la viande pour tuer moins d’animaux ?

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Se nourrir exclusivement de végétaux semble la solution évidente pour éviter de tuer des animaux. Pourtant les productions végétales tuent aussi des animaux, et se nourrir de ruminants élevés à l’herbe conduirait à épargner des vies animales. Mais dans le domaine de l’éthique, rien n’est aussi simple.

La base philosophique du véganisme est que l’on doit éviter, chaque fois que cela est possible, de faire souffrir des êtres capables de ressentir de la douleur et des émotions. Au premier abord, sa mise en application paraît simple : choisir l’alternative qui conduit à la mort du moins d’animaux possible. Ce principe moral, parfois nommé « principe du moindre mal », a été codifié par le philosophe américain Tom Regan en 1983. Il en déduit assez logiquement que la seule forme d’alimentation acceptable est un régime entièrement végétal. Une conclusion pourtant contestée.

Le constat est là : toute forme d’agriculture conduit à tuer des animaux. Quand ce ne sont pas les pesticides qui tuent insectes et limaces, ce sont leurs prédateurs, oiseaux, carabes et parasitoïdes, soigneusement favorisés par les agriculteurs bio, qui s’en occupent. Les insectes et les mollusques présentent peut-être un enjeu moral limité, leur capacité à souffrir pouvant être discutée. En se limitant aux vertébrés, les rongeurs meurent sous le soc de la charrue, les oiseaux sont intoxiqués par les pesticides, les poissons meurent de l’eutrophisation causée par les engrais azotés, les mulots sont ensevelis vivants par la compaction du sol lors du passage des engins agricoles, et toute une faune de lapins, de nichées d’oiseaux et de campagnols meurent hachés par les barres de coupe des moissonneuses.

 

Manger du bœuf pour sauver les animaux

Face à ce constat, une proposition iconoclaste a été avancée : est-ce que manger des grands herbivores élevés à l’herbe ne conduirait pas à tuer moins d’animaux que manger des céréales ? Pour répondre à cette question, il faut réussir à estimer le nombre d’animaux tués par hectare de grandes cultures. En 2003, le professeur de sciences animales Steven Davis a tenté de parvenir à une telle estimation. En se basant sur deux études, l’une sur la mortalité des souris lors de la récolte des céréales, l’autre sur la mortalité des rats lors de la récolte de la canne à sucre, il arrive à la conclusion qu’environ 15 rongeurs par hectare sont tués lors de la récolte. Une autre étude de 2011, portant sur les champs de céréales australiens, où les pullulations de rongeurs sont fréquentes, arrive à la conclusion que les agriculteurs australiens tuent une centaine de souris par hectare et par an par l’usage d’appâts empoisonnés. Le déchaumage mène, quant à lui, à une diminution de 75% des populations de campagnols, et le semis du soja peut détruire une trentaine de nids d’oiseaux. Au Canada, on estime qu’entre 0,5 et 2,4 oiseaux par hectare sont tués par les pesticides, et le nombre de poissons mourant chaque année à cause des pollutions agricoles est inconnu.

Par ailleurs, la conversion des prairies en grandes cultures est un phénomène important en France, où plus de 50 000 ha sont convertis chaque année. Peu de chiffres sont disponibles sur les mortalités qui en résultent, mais le retournement des prairies est connu pour conduire à une forte diminution de l’abondance des oiseaux, en les privant de leur habitat.

La conclusion de Davis est que, puisque le nombre d’animaux tués par les productions végétales est supérieur au nombre d’animaux tués en prairie, un régime alimentaire comportant une proportion de produits issus de l’élevage à l’herbe de bovins, de moutons ou de chèvres, conduirait à la mort de moins d’animaux qu’un régime végétalien.

Beaucoup de questions sans réponses

Les (rares) évaluations disponibles sont largement insuffisantes. La plupart d’entre elles ne portent que sur l’impact d’une seule pratique agricole sur une seule espèce animale. Le nombre de morts est donc probablement plus élevé et doit varier entre pratiques agricoles (bio ou conventionnel, labour ou non) et entre types de cultures.

Elles posent également un certain nombre de questions philosophiques. La vie d’un bœuf a-t-elle la même valeur qu’un campagnol ? Les capacités intellectuelles du bœuf peuvent sembler infiniment supérieures à celles d’un rongeur (il est en tout cas plus facile pour un humain de s’identifier à un bœuf qu’à un campagnol). Le statut d’espèce domestique ou d’espèce sauvage pourrait aussi modifier nos obligations morales à leur égard. Par ailleurs les rongeurs ont une stratégie écologique de type r : ils produisent un grand nombre de descendants, dont l’immense majorité mourra de faim ou de prédation avant à un jeune âge. Pour les philosophes Bob Fischer et Andy Lamey, on peut considérer que « leurs vies sont, tout compte fait, mauvaises pour eux : il aurait mieux valu pour eux qu’ils n’existent pas ».

Elle pose également la question de la limite entre les animaux considérés comme sensibles ou conscients et ceux qui ne le sont pas. S’il semble évident d’y inclure tous les mammifères et les oiseaux, comme dans les études précitées, qu’en est-il des reptiles, des amphibiens et des poissons ? Et des invertébrés ? Insectes et mollusques sont une cible majeure des actions de protection des cultures, que ce soit par l’usage des pesticides ou en favorisant leurs ennemis naturels (hôtels à insectes, bandes enherbées). Une grande partie des véganes refuse de consommer du miel par égard pour les abeilles, et parce que les reines sont parfois tuées par les apiculteurs, ce qui semble conférer une valeur morale aux insectes. Si les insectes et les mollusques sont inclus dans la liste des animaux dont la mort est moralement répréhensible, alors ce sont des milliers de mort supplémentaires qu’il faut compter. Fischer et Lamey proposent une estimation grossière de 20 000 morts par hectare. Même s’il faudrait avoir une estimation du nombre d’invertébrés tués par le pâturage et le piétinement pour pouvoir mener à bien la comparaison, inclure les insectes donne définitivement un bilan négatif aux cultures par rapport aux prairies pâturées.

 

Des solutions sans viande

Si le principe du moindre mal semble orienter vers la consommation de grands herbivores, à partir du moment où toutes les vies animales ont la même valeur, d’autres sont solutions sont également possibles.

Les véganes peuvent orienter leur consommation de produits végétaux en fonction des pratiques agricoles. Choisir une alimentation labellisée bio minimisera la mortalité des vertébrés causée par les pesticides (et probablement la mortalité des poissons causée par l’eutrophisation). En revanche, le non-labour est rare en agriculture biologique, la fertilisation y est généralement assurée grâce à l’élevage de ruminants, et en biodynamie s’y ajoute un grand nombre de préparations à base de corne et de sang. Fischer et Lamey proposent également que les organisations véganes travaillent avec les agriculteurs pour développer des pratiques limitant la mortalité animale. En prairie, le décalage des dates de fauche est depuis longtemps utilisé pour limiter la mortalité des oiseaux. Les techniques d’effarouchement ou de stérilisation, qui existent déjà pour certains insectes (comme la confusion sexuelle), pourraient être étendues aux vertébrés.

Mais la solution qui a été proposée plus largement par les philosophes de l’environnement est d’abandonner le « principe du moindre mal » au profit de la « doctrine du double effet ». Dans cette approche, le fait de tuer des animaux est moralement répréhensible s’ils sont utilisés comme un moyen pour parvenir à un objectif. C’est le cas dans la consommation de viande. En revanche, si la mort de l’animal est un effet secondaire, non volontaire, d’un processus moralement juste (comme produire une alimentation végétale), alors elle n’est pas condamnable, d’autant plus le processus vise à satisfaire un objectif louable, comme nourrir l’humanité. Reste à savoir si (pour les véganes) il peut y avoir des morts animales moralement justes…